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On peut envifager la Bonté fous deux faces, dans fon principe & dans fes effets. Dans fon principe, elle eft le défir de communiquer aux êtres fenfibles le bonheur dont ils font capables; elle fuppofe donc la connoiffance de leur nature, de leurs relations, de leur état & de leur deftination, & celle des moyens qui peuvent fervir à les rendre heureux. Dans les effets, elle eft la fuite des actions propres à tarir la fource des maux, à faire ceffer les peines, à faire éprouver le contentement; la Bonté suppofe donc l'intention, les connoiffances & les forces. Sans l'intention la Bonté n'existe pas; fans les connoiffances elle eft aveugle & peut fe tromper dans le choix des moyens; fans les forces, elle eft impuiffante & fans effet. En Dieu la Bonté eft fans bornes à chacun de ces égards; mais dans les hommes elle est toujours bornée, dans l'intention: la jaloufie, l'orgueil, la vengeance, la prévention nous empêchent de fouhaiter le bonheur de tous. Dans les connoiffances, nos préjugés, nos habitudes, notre ignorance, nous font fouvent fort mal juger de ce qui peut rendre heureux les objets de notre Bonté; fouvent elle eft, par une fuite de nos erreurs, auffi funefte que la haine la plus active. Dans nos forces & notre capacité, elle n'eft pas moins refferrée; nous pouvons peu, & notre influence s'étend peu loin.

Si l'on a bien conçu l'idée de la Bonté, on conviendra que de toutes les vertus c'est la plus parfaite; puifque fon effet confifte à conduire à la perfection les êtres qui en font capables; elle eft la plus aimable puifqu'elle tend à rendre chaque être content de fon fort; elle eft la plus utile puifqu'elle ne tend qu'à rendre chaque être heureux; elle eft la plus glorieufe c'est elle qui nous fait plus qu'aucune autre reffembler à Dieu qui n'agit que par Bonté.

Outre ce fens propre du mot Bonté, il y en a d'autres relatifs aux diverfes idées du bon que nous avons données ci-deffus: ainfi il y a une Bonté qu'on peut nommer phyfique, c'eft celle qui coincide avec le mot utilité, & qui confifte dans la propriété d'une chofe à produire l'effet utile que

l'on en attend.

Il y a une Bonté morale qui eft, dans les êtres intelligens, la difpofition à préférer toujours la vertu au vice.

II.

LA Bonté confifte en deux points: le premier, ne pas faire du mal à

nos femblables: le fecond, leur faire du bien.

» I. Ne point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'on nous » fit" voilà la regle qui détermine quelles fortes de traitemens la nature nous interdit à l'égard du refte des hommes. Tout ce qui, fait à nous-mêmes, nous paroîtroit dur, barbare & cruel, eft compris dans la prohibition. Mais cette maxime, d'un ufage fi étendu, eft bien reftreinte

dans l'application qu'on en fait la plupart des hommes fe conduifent les uns avec les autres, comme s'ils étoient perfuadés qu'elle ne dût avoir lieu qu'entre amis.

L'inclination particuliere qu'ont les uns pour les autres, les membres des différentes fociétés, eft utile & néceffaire pour le bien commun des affociés. Il est à propos que les citoyens d'une même ville, les fujets d'un même Prince, les fectateurs d'une même religion, foient unis d'intérêts & de fentimens mais il eft contraire à l'humanité, que réfervant toute leur affection pour leurs co- affociés : ils regardent comme ennemis tous ceux qui ne le font pas.

Qu'un Normand eftime un Normand, je ne le trouve point étrange : qui pourroit mieux fympathifer avec lui? Qu'un Parifien foit porté pour un Parifien à la bonne heure; il ne trouvera guere ailleurs plus de candeur & d'ingénuité. Mais un François né à Domfront, à Vire, ou à Caudebec, doit-il hair pour cela celui qui eft né à Paris; ou celui-ci vouloir du mal au Normand? Ces haines héréditaires des habitans d'un pays, pour ceux d'un autre, influent immanquablement fur leurs procédés réciproques.

Nous nous croyons en France la premiere Nation du monde, pour les qualités du cœur & de l'efprit: le plus doux fentiment que nous puiffions avoir pour nos voisins, c'eft la pitié; nous les plaignons de ne pas nous valoir. Le François a l'efprit vif, il eft ardent & courageux, fon humeur eft enjouée, fon caractere bienfaisant; il accueille les étrangers bien mieux qu'il n'en eft accueilli. Mais pourquoi donc ce peuple fi hofpitalier, en vertu de je ne fai quel droit, que fes Légiftes appellent aubaine, a-t-il fi long-temps envahi la fucceffion d'un Allemand, d'un Italien ou d'un Anglois, à qui la mort n'avoit pas donné le temps de retourner dans fa

Patrie ?

Les qualités par où la France excelle en effet incontestablement fur les Etats voifins, font la température agréable de fon climat, la fertilité de fon terroir, & l'induftrie de fes habitans. Depuis que cette vexation ne s'exerce plus contre les étrangers, on y voit fans doute, en confidération de ces avantages, affluer de toutes parts, une infinité d'artiftes, de commerçans & d'hommes de tous états; le nombre des habitans groffit par-là confidérablement ; l'émulation dans le commerce & dans les arts de toute efpece, en reçoit de nouveaux aiguillons, & le Royaume n'en eft que plus floriffant.

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Et qu'on n'imagine pas que cette multitude d'étrangers, dont feroient inondées nos Provinces, fût à charge aux naturels du pays. Dans une contrée naturellement fertile, & où le travail & l'induftrie font en vigueur, le nombre des habitans ne fait qu'augmenter fon opulence. Chaque homme en particulier, fuffit pour en nourrir dix, que feroit-ce fi tous étoient occupés? Toutes les recrues qui viendroient du dehors, feroient

compofées d'hommes intéreffés à ne pas refter oififs, par la néceffité de fe former des établissemens commodes. Qu'on y faffe attention on remarquera que ce que nous avons de vagabonds & de bras inutiles, font des hommes nés parmi nous les habitans qui s'y font tranfportés d'ailleurs, font tous ardens au travail.

L'attachement mal entendu au culte extérieur dans lequel on eft élevé, eft encore une fource de haines entre ceux qui en profeffent de différens. Cet abus vient de ce que les diverfes religions qui partagent les hommes, ne font pas entées fur la religion naturelle. Faute d'avoir puifé dans cette religion primitive, les fentimens d'humanité, qui feroient de tout l'univers une fociété d'amis, les différens religionnaires fe font tout à la fois un plaisir & un mérite de fe perfécuter cruellement; & couvrent du nom de zele, ce qui n'eft pour l'ordinaire qu'attachement à leur propre fens aveugle opiniâtreté, fanatifme & barbarie.

:

S'il y avoit des hommes qu'on pût raisonnablement haïr pour cause de religion, ce feroit tout au plus ceux qui feroient une profeffion onverte de haïr Dieu les ennemis déclarés d'un Monarque font ennemis de fes fujets. Mais où trouvera-t-on, dans aucune religion, cet affreux fentiment en vogue? toutes ont pour objet d'honorer Dieu, & toutes par conféquent l'honorent. Si quelques-unes mêlent dans l'hommage qu'elles lui rendent, des pratiques profanes, fuperftitieufes ou criminelles; la raifon ne nous défend pas de réprouver cet alliage impur: máis elle nous défend de haïr ceux qui l'adoptent, & ne nous permet que de les plaindre. Eft-il rien de fi bifarre, que de hair quelqu'un parce qu'il fe trompe, fur-tout quand fon intention eft droite?

Une forte de gens contre lefquels on ne fe fait pas un scrupule de févir, ce font les malfaiteurs; terme par où l'on entend communément les voleurs & les meurtriers. Pour ces derniers, on ne balance pas à les juger dignes de mort, en vertu de la loi du talion, qu'on regarde comme émanée de la loi naturelle, je ne fai fur quel fondement. Car je ne crois pas que cette loi fainte, qui, par rapport aux devoirs de la fociété, n'infpire que la bonté, la douceur & l'indulgence, fouffre qu'on réprime les méchans par des méchancetés, & qu'on puniffe les homicides par le meurtre. Je n'ai jamais été perfuadé que Dieu ait permis aux hommes de fe détruire les uns les autres. Un citoyen trouble la police de l'Etat empêchez-le de le faire, vous le pouvez fans l'attacher à un gibet.

Pour les voleurs, qui ne tuent point, on fait bien qu'au fond ils ne méritent pas la mort, même à les juger par cette loi du talion, qu'on fait valoir contre les meurtriers, qu'il n'y a aucune proportion entre un effet, quelquefois très-modique, qu'ils auront dérobé, & la vie qu'on leur ôte impitoyablement. Mais on les facrifie, dit-on, à la fûreté publique. Employez-les comme forçats à des travaux utiles la perte de leur liberté les punira encore affez rigoureufement de leur forfait, affurera fuffisam

ment la tranquillité publique, tournera en même-temps au bien de l'Etat, & vous fauvera le reproche d'une injufte inhumanité. Mais il a plû aux hommes de faire de la friponnerie, le plus honteux de tous les crimes, & le plus impardonnable, par la raison, fans doute, que l'argent eft le dieu du monde, & qu'on n'a communément rien de plus cher, après la vie, que l'intérêt.

Lorsque la paffion vous porte à quelque violence contre un autre homme, jettez vite les yeux fur lui, pour y voir l'empreinte de la main divine, & votre propre reffemblance : ce fera de quoi rallentir votre emportement. Ne dites point à Dieu ce qu'on raconte que Caïn lui dit : »m'avez-vous donné mon frere en garde?« Oui, fans doute, il vous l'a donné en garde; & non-feulement il vous défend de lui faire aucun mauvais traitement, mais il vous ordonne même de le fervir de tout votre pouvoir.

II. Lorsqu'on eft officieux & bienfaifant pour fes parens, fes bienfaiteurs ou fes amis, on fe croit généreux, quoique d'ailleurs dur & indifférent pour le refte des hommes ; & l'on n'eft pas même charitable ; qualité cependant bien en deçà de la générofité, qui eft le comble & l'achévement des autres vertus fociales. En pratiquant celles-ci, on ne fait qu'éviter les défauts contraires, placés tout près d'elles mais la générofité nous éloigne bien plus du vice, puifqu'elle laiffe pour intervalle entr'elle & lui, toutes les vertus de précepte. La générofité eft un degré de perfection ajouté aux vertus, par-deffus celui que prefcrit indifpenfablement la loi. Faire pour fes femblables, précisément ce qu'ordonne la loi, ce n'eft pas être généreux; c'eft fimplement remplir fon devoir,

1.

CELUI-LA

I I I.

Traits de Bonté.

ELUI-LA feul mérite le titre de bon, qui fait s'armer à propos de févérité contre le vice: autrement la bonté n'eft qu'une foibleffe de l'ame, ou une pareffe de la volonté. Des Grecs louoient devant un Roi de Lacédémone, l'extrême bonté de Charilaüs fon, collégue. » Eh! comment fe»roit-il bon, leur dit-il, s'il ne fait pas être terrible aux méchans ? «

2. Les amis de l'Empereur Vefpafien lui confeillerent de fe défier d'un certain Métius-Pompofianus, parce que le bruit s'étoit répandu qu'il d voit, un jour, parvenir à l'Empire. Vefpafien, bien loin de pourvoireà fa propre fûreté, éleva au confulat ce même Métius ; &, voyant fes amis furpris de fa conduite » fi Métius doit régner, répondit-il, je » veux me le rendre favorable par des bienfaits, il fe fouviendra de moi, quand il fera Empereur. «<

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3. Pyfiftrate, fameux tyran d'Athenes, mais qui n'en avoit que le

nom,

nom, étant un jour à table, un des convives, échauffé par le vin, commença à lui dire des injures. Ses amis lui confeilloient de punir cet infolent; mais Pyfiftrate leur répondit: » fi, lorfque je paffe dans la rue, » un aveugle venoit heurter contre moi, me confeilleriez-vous de le » punir? «

Des jeunes gens, échauffés par le vin, rencontrerent la femme de ce Prince, & l'infulterent. Le lendemain, lorfque la raifon leur fut revenue ils allerent se jetter aux pieds de Pyfiftrate, fondant en larmes, & lui demandant pardon. Ce Prince les releva avec bonté, & leur dit : » Allez, » & foyez plus fobres, «

4. Un homme de la lie du peuple, d'un naturel infolent & querelleur, prit un jour à tâche d'infulter Périclès, le plus illuftre & le plus puiffant des Athéniens de fon fiecle. Il ne le quitta point, tant qu'il demeura dans la place publique. Périclès, fans faire attention à cet homme, expédia tranquillement fes affaires ; &, lorfqu'elles furent finies, & que le jour commença à baiffer, il prit le chemin de fa maifon. Notre homme ne lâcha point prife, & reconduifit Périclès, en vomiffant mille injures contre lui. Périclès pour toute vengeance, étant arrivé chez lui, dit à l'un de ses esclaves » prends un flambeau & conduis cet homme jusqu'à » fa maison. «.

5. Lorfque Licurgue voulut établir la réforme dans Lacédémone, une foule de citoyens s'éleverent contre lui, & lui jurerent une haine éternelle. Un jeune homme, entr'autres, nommé Alexandre, le poursuivit un jour dans la place publique, & lui creva un œil d'un coup de bâton. Le peuple, indigné de cette violence, livra le coupable au législateur afin qu'il en tirât vengeance. Licurgue l'emmena chez lui, & le traita avec tant de douceur & de bonté, que le jeune homme, charmé de fa vertu, fut depuis un de fes plus zélés partisans.

6. Pyrrhus, Roi d'Epire, ayant appris que deux jeunes gens, étant à boire ensemble, avoient tenu contre lui des propos téméraires & infolens, il les fit venir en fa présence, &, d'un ton menaçant, leur demanda s'il étoit vrai qu'ils euffent ofé parler de leur Roi avec tant d'imprudence? » Il eft vrai, Prince, répondit l'un d'eux; & nous en euffions bien dit davantage, fi le vin ne nous eut manqué. « Le Monarque rit beaucoup de cette faillie, & leur pardonna.

Denys l'ancien, tyran de Syracufe, n'avoit pas montré autant de clémence dans une occafion femblable. On lui rapporta que deux jeunes citoyens, au milieu de la débauche, avoient parlé fort librement fur fon gouvernement & fur fa perfonne. Le defpote les fit venir dans fon palais, & les fit diner avec lui. Un des jeunes gens s'enivra, & fe mit à débiter mille extravagances: l'autre but peu, & fut très-fobre, durant tout le repas. Denys pardonna au premier, jugeant qu'il ne devoit attribuer qu'à l'ivreffe la liberté de fes difcours; mais il fit mourir le fecond..

Tom IX.

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