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entier de nos associations d'idées, comme je l'ai dit précédemment à l'occasion de ce genre de phénomènes *. Or, à tous les divers degrés d'extension, s'il le faut ainsi dire, dont notre sympathie est susceptible, elle peut, en quelque manière, s'opposer à elle-même; d'où il arrive qu'à chaque degré les sentiments qui semblent être et qui sont en effet sympathiques, peuvent paraître et devenir réellement personnels, par rapport à ceux d'une sympathie plus étendue ou plus légitime.

y

Ainsi, quoique le dévouement à l'amitié soit un sentiment sympathique, comparé à tous ceux qui sont purement et exclusivement personnels, il peut lui-même devenir un sentiment personnel, si l'on sacrifie des intérêts plus légitimes, que la raison devrait faire préférer, comme sont, dans certains cas, ceux de la famille, ceux du corps dont on est membre, ou ceux de la patrie. Car la raison nous prescrit impérieusement, comme je le ferai voir dans un autre endroit, de préférer les intérêts plus généraux à ceux qui le sont moins, le bonheur de la société entière à celui des individus, excepté dans les cas où il s'agirait de violer leurs droits les plus imprescriptibles.

Toutes les fois donc que nous transgressons cette loi de la raison, nous en sommes avertis d'abord

Voyez ci-dessus, chap. I, § 5.

par l'espèce de malaise que nous fait éprouver la sympathie que nous ne pouvons jamais entièrement étouffer dans nos cœurs, et qui y élève la voix en faveur de ceux qui auraient à souffrir de la préférence injuste qui nous détermine. En second lieu, nous en sommes avertis aussi par la pensée que nous serons blâmés, haïs ou méprisés, par toute personne qui, n'ayant aucun intérêt direct ou indirect dans notre conduite, ne sera influencée que par les sentiments les plus naturels et les plus conformes à la stricte justice. Or, c'est là précisément ce qui constitue cette opposition de la sympathie à elle-même, dont j'ai parlé tout à l'heure. Elle peut donc avoir lieu, ou se manifester à tous les divers degrés de nos sentiments sympathiques, et dès-lors nous sommes autorisés à les considérer comme des sentiments personnels, par opposition à ceux d'une sympathie plus étendue ou plus légitime. C'est cet effet constant du mode d'action de la sympathie sur un esprit éclairé et sur un cœur généreux, que notre illustre Fénelon exprimait par ces belles paroles : « Je préfère ma famille à moi<< même, ma patrie à ma famille, et le genre hu<< main à ma patrie.

»

S 7. Sentiment de la justice.

Il n'y a donc véritablement prédominance des

sentiments sympathiques sur les sentiments personnels, c'est-à-dire qu'il n'y a de véritable générosité, de véritable magnanimité, que dans la disposition constante à sacrifier des intérêts plus directs ou plus individuels à des intérêts plus éloignés ou plus généraux, toutes les fois que la raison et la justice l'exigent. Mais cette disposition suppose elle-même un sentiment énergique et profond de ce qui est raisonnable et juste; or, le sentiment de la justice dérive évidemment de celui de l'égalité, lequel, comme on l'a déja vu, naît immédiatement de celui de la sympathie. Le sentiment du juste n'est donc réellement pas autre chose que la prédominance des sentiments sympathiques sur les sentiments personnels ; et c'est pour cela que la justice a été considérée par presque tous les anciens philosophes comme la première et la plus essentielle de toutes les vertus, ou comme les comprenant toutes implicitement.

En effet, le sentiment de la justice, qui ne peut jamais exister sans un certain degré de lumières et de raison, sert à contenir nos affections bienveillantes les plus naturelles et les plus légitimes dans les limites qu'elles ne sauraient franchir sans devenir, comme on vient de le voir, plutôt personnelles que sympathiques. Car l'amour, l'amitié, la tendresse conjugale, paternelle, filiale, etc., peuvent facilement être portés à un excès qui les

rendrait coupables, si ces affections n'étaient pas contenues dans leur tendance, souvent contraire à la justice. Il en sera de même de la bienfaisance, ou de la compassion tendre et active pour tous les genres de souffrance et d'infortune. Enfin, la bonté elle-même, que caractérise une généreuse indulgence pour les torts ou pour les fautes qui peuvent le plus blesser celui qui possède cette précieuse vertu; la bonté, dis-je, si universellement admirée des hommes, qu'ils en firent, dès les plus anciens temps, l'un des plus touchants attributs de la Divinité, cesserait aussi d'être ce qu'elle est, et pourrait devenir une coupable faiblesse, une violation manifeste de sentiments sympathiques plus généraux et plus. importants, si la justice ne présidait à ses déterminations.

C'est aussi le sentiment énergique de la justice, c'est l'aversion profonde pour tout ce qui y est contraire, qui inspirent aux âmes faites pour les éprouver la fermeté ou l'énergie nécessaire pour résister à l'oppression d'un pouvoir violent et tyrannique, pour braver les dangers qu'entraîne souvent une pareille résistance, pour triompher des chagrins amers, supporter les peines de toute espèce auxquelles expose toute entreprise noble ou généreuse. Car, combien de fois n'a-t-on pas à lutter, dans ce cas, contre l'indifférence, contre le blâme, et même contre la malveillance de ceux dont on dé

fend les plus précieux et les plus véritables intérêts? Il suffit de ce petit nombre d'observations générales, pour faire comprendre que les affections et les passions qui naissent de la prédominance des sentiments véritablement sympathiques sur les sentiments personnels (bienfaisance, bonté, dévouement à l'amitié, à la famille, à la patrie, à l'humanité), sont toutes et toujours propres à concilier à celui qui les éprouve, l'estime, le respect, ou l'admiration de tout témoin impartial et désintéressé. Car elles ont pour caractère spécial d'être contenues dans les bornes que leur assignent la justice et la raison. Enfin, on peut encore conclure de tout ce que nous avons dit sur ce sujet, que la sympathie, en général, peut être considérée comme une force à la fois attractive et répulsive, dont l'effet est tantôt d'unir entre eux, par des affections communes, les individus et les groupes plus ou moins nombreux (familles, corporations, sectes religieuses, partis politiques), qui se succèdent incessamment au sein d'une nation; tantôt de les opposer les uns aux autres, par des dissentiments dont la violence peut quelquefois menacer la société d'une entière dissolution, quoique plus ordinairement ses membres demeurent unis par l'affection générale qui les attache à la commune patrie, en les opposant tous ensemble aux nations étrangères ou ennemies.

Remarquons, au reste, que l'émulation ou le désir

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