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le surmonter ou le vaincre, on ne saurait jamais l'anéantir. La sympathie, ainsi modifiée, telle est donc la voix qui crie au fond du cœur de l'homme injuste ou cruel : « En violant, dans ton semblable, la loi sacrée de l'égalité, c'est toi-même que tu outrages; emr méconnaissant ses droits, tu détruis, autant qu'il est en toi, tes propres droits. » Telle est, en un mot, l'origine ou la cause de ce qu'en morale on appelle reproche ou remords de la conscience; ce n'est, en effet, que la peine naturelle de la sympathie violée.

Car, s'il arrive quelquefois qu'un ennemi furieux, et aveuglé par la colère, se blesse lui-même en voulant blesser ou tuer son adversaire, il arrive toujours que l'homme qui fait à son semblable un mal véritable, et non mérité, en souffre plus ou moins lui-même. Il ne peut agir ainsi sans produire une impression pénible sur cette partie de sa constitution morale qui semble destinée à prévenir le mal que nous serions tentés de faire à d'autres, et celui qu'ils pourraient nous faire à leur tour.

Mais cette loi de la sympathie, à laquelle tout être humain naît et demeure assujetti, parce qu'elle dérive d'un fait universel et incontestable de sa nature, comment arrive-t-il qu'elle soit si souvent transgressée ou presque entièrement méconnue, malgré la sanction non moins indubitable qu'elle reçoit de cette même nature dans le sentiment du remords, quand on la transgresse, et dans celui d'un bonheur fort

supérieur à tout ce qu'il nous est permis de désirer ou d'espérer, quand on l'observe religieusement? Cette question importante doit trouver sa solution, comme toutes celles du même genre, dans l'observation attentive des faits, ainsi que l'on pourra le voir par ceux dont il nous reste à tracer une esquisse rapide.

§ 5. Deux points de vue sous lesquels il est nécessaire de considérer la Sympathie morale.

Remarquons d'abord qu'il n'y a point d'homme qui n'éprouve à un degré tantôt plus grand, tantôt moindre, des sentiments de sympathie pour d'autres personnes, et qui n'ait été et ne soit lui-même l'objet d'une sympathie plus ou moins vive de la part des autres. Or, il est évident que ces deux états, par rapport au même genre de sentiments, étant essentiellement différents, doivent exercer, chacun de sa part, une influence aussi fort différente sur notre manière d'être, et, en général, sur toutes nos déterminations. Sans doute nous avons tous besoin d'obtenir, jusqu'à un certain point, l'affection et la bienveillance de ceux avec qui nous avons des rapports nécessaires ou fréquents; mais nous avons presque également besoin d'éprouver de la bienveillance ou de la sympathie, au moins pour quelques personnes. Celui à qui tous les hommes

qu'il connaît ou qu'il a pu connaître seraient devenus complètement indifférents, serait sans doute extrêmement malheureux, si même l'existence est possible, à cette condition, pour des êtres constitués comme nous le sommes. Mais, s'il y a des individus chez lesquels le besoin de la sympathie pour les autres est prédominant, il en est aussi chez lesquels prédomine, au contraire, le besoin d'être l'objet de la sympathie des autres hommes; quoiqu'à vrai dire, chez presque tous, l'un et l'autre de ces besoins ont tantôt plus et tantôt moins d'énergie, selon les circonstances ou les personnes qui y don

nent occasion.

Quoi qu'il en soit, dans l'examen que je vais faire des effets et des résultats de notre sympathie pour les autres, et de la sympathie dont nous sommes l'objet, j'appellerai sentiments sympathiques ceux qui naissent de la première cause, et sentiments personnels, ceux qui naissent de la seconde. Non que les uns et les autres ne soient, sous un certain point de vue, également personnels, puisqu'ils sont également ceux d'une même personne, mais leur tendance et leur origine sont tellement distinctes, qu'il est impossible de les confondre.

Au reste, je dois avertir qu'à cet égard, comme au sujet des facultés diverses dont j'ai parlé précédemment, je me borne à des indications fort générales. Ce sont, pour ainsi dire, les grands et

principaux ressorts de ce merveilleux mécanisme, que je suis forcé d'isoler et de décrire, chacun à part, pour en faire connaître sommairement la forme, en quelque manière, et les fonctions les plus importantes. Mais ils n'agissent jamais seuls; ce n'est qu'en se les représentant tous en action qu'on pourra mieux apprécier la part de chacun d'eux dans l'effet général, en embrasser d'une seule vue l'ensemble et les détails. Ainsi l'association des idées, l'imagination et les habitudes influent prodigieusement sur les sympathies que nous éprouvons et sur l'effet de celles dont nous sommes l'objet; ces formes diverses de la volonté modifient d'une infinité de manières cette double cause de sentiments, et réciproquement elles en reçoivent des modifications très variées. Tant il est vrai que tout, dans la nature, est lié comme par une chaîne indissoluble, et que nos idées ou nos connaissances ne peuvent être l'image fidèle des phénomènes de l'univers (au moins de ce qu'il nous est permis d'en connaître) qu'autant qu'elles se lient ellesmêmes et se pénètrent, s'il le faut ainsi dire, les unes les autres, comme les actions diverses des forces de la nature qu'elles doivent nous représenter.

§ 6. Effets de la Prédominance des sentiments sympathiques sur les sentiments personnels; passions que l'on peut rapporter à cette cause.

La sympathie que nous éprouvons pour les autres

est ordinairement produite par le plaisir que nous font ressentir certaines qualités physiques, morales ou intellectuelles, que nous remarquons en eux, ou dont nous supposons qu'ils sont doués; elle naît aussi à l'occasion du bien qu'ils peuvent nous faire, ou du mal dont ils peuvent nous affranchir.

Les premières sympathies qui se manifestent en nous sont celles que nous inspirent nos parents, leurs amis, les compagnons et les instituteurs de notre enfance et de notre jeunesse, pour peu que ceux-ci soient éclairés et bienveillants. En général, les qualités, les manières d'être ou d'agir des autres hommes, qui font sur nous des impressions agréables, sont les causes d'un nombre considérable de sentiments sympathiques, qui n'ont pas tous été désignés, à beaucoup près, par des noms particuliers, mais dont les nuances les plus remarquables sont néanmoins exprimées, dans toutes les langues perfectionnées, par des termes exprès. Ainsi les mots intérêt, considération, estime, respect, vénération, sont employés, dans notre langue, à marquer les divers degrés du sentiment général de bienveillance produit par différents ordres et divers degrés de qualités que nous observons dans les personnes avec qui nous avons des rapports fréquents ou directs.

Il suffit de quelques qualités, peut-être frivoles, qui nous auront frappés dans une personne, de

· II.

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