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elles l'isolent, en quelque sorte, de la société et des intérêts de ses semblables, elles ont d'ailleurs une influence extrêmement utile sur les destinées de l'humanité, en contribuant à l'avancement des sciences et des arts, à la découverte et à la propagation des plus importantes vérités, et au perfectionnement de la raison. Il faut observer néanmoins que les sentiments intellectuels ne peuvent avoir cette importance et ces précieux résultats que dans un état de civilisation déja assez avancée, et dans des sociétés qui ont été, pendant plusieurs siècles, modifiées par les sentiments de la troisième classe qui nous reste à examiner. Celle-ci, à cause de l'influence constante et prédominante qu'elle exerce elle-même sur tout l'ensemble de notre faculté de sentir, demande à être étudiée avec plus d'attention et traitée avec plus de détails.

§ 5. Sentiments moraux.

Nous donnons le nom de sentiments moraux à ces affections plus ou moins vives de joie ou de tristesse, de contentement ou de chagrin, que nous éprouvons à l'occasion des rapports de tout genre que nous pouvons avoir avec les autres hommes. Ce sont des sentiments, puisque ce sont incontestablement des plaisirs et des peines; quant à l'épithète par laquelle on les caractérise, elle indique à la fois eurs causes les plus générales, et les effets qui en

résultent le plus ordinairement. Car le mot mœurs, d'où nous avons fait l'adjectif moral, signifie, suivant sa valeur étymologique, habitudes, c'est-à-dire dispositions, soit naturelles, soit acquises, dont l'effet est de rendre facile et presque involontaire la fréquente répétition de certains actes. Or, les sentiments moraux sont, en grande partie, la cause ou le produit des habitudes *. On aurait pu leur donner aussi le nom de sentiments sociaux, comme étant le produit de la nature sociale de l'homme, ou peutêtre même la constituant tout entière.

Quoi qu'il en soit, il est facile de voir que les

sentiments de cet ordre doivent se former et se développer en même temps, et, en grande partie, par l'influence des mêmes causes que les associations d'idées dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. C'est-à-dire que tous les systèmes d'idées re

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C'est sous ce point de vue, que les Grecs avaient envisagé ce sujet, comme le remarque Cicéron : « Parce qu'elle << se rapporte aux mœurs (dit-il), que les Grecs nomment 005, nous appelons ordinairement cette partie de la philosophie Étude ou Science des mœurs ; mais il est << assez convenable de lui donner le nom de morale, « d'enrichir ainsi la langue latine d'un terme de plus. Quia pertinet ad mores, quod nos illi vocant, nos eam partem philosophiæ de moribus appellare solemus: sed decet augentem linguam latinam nominare moralem.

(CICER. De Fato, c. 1.)

et

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latives à notre existence comme membres d'une famille, d'une corporation, d'une cité, d'un état, ou même comme hommes, tous ceux qui peuvent se former dans notre esprit, par l'effet des relations plus ou moins habituelles de tout genre que nous pouvons avoir avec nos semblables, étant nécessairement accompagnés de sentiments agréables ou pénibles, de diverses espèces et à différents degrés, c'est là précisément ce qui compose la classe entière des sentiments moraux. Ainsi, elle embrasse, comme il est facile de le voir, presque toute l'existence de l'homme.

Car, en même temps que nous sommes affectés par cette sorte de sentiments, nous ne laissons. pas pour cela d'être susceptibles d'éprouver ceux des deux espèces qui viennent d'être décrites; et, ces trois sortes d'impressions étant, au contraire, toujours simultanées, quoique nous ne puissions avoir, à chaque instant, conscience, que de celles dont l'action est prédominante, il n'est pas moins facile d'entrevoir dès lors combien les sentiments moraux peuvent être modifiés, dans un grand nombre de circonstances, par les sentiments soit physiques, soit intellectuels, et combien ils peuvent, à leur tour, modifier ceux-ci. Les sentiments intellectuels, par exemple, doivent évidemment l'état de société toute leur importance et leur plus haut degré d'intérêt, puisque c'est surtout dans les pays et chez les

peuples les plus avancés dans la civilisation qu'on en peut observer tout le développement, tandis qu'ils sont presque nuls chez les peuples sauvages. D'un autre côté, ils contribuent, à certains égards, à renfermer les sentiments physiques dans les bornes que leur prescrit la raison, et ils leur ôtent cette tendance purement animale, s'il le faut ainsi dire, qui est leur caractère propre, puisque puisque c'est par eux surtout que l'homme se rapproche le plus des espèces inférieures de la création.

Nous nous proposons, dans le chapitre suivant, de remonter au principe général qui peut, suivant nous, être considéré comme la cause de tout cet ensemble de sentiments, ou comme le fait dominant de l'existence de l'homme envisagée sous ce rapport.

CHAPITRE III.

De la Sympathie considérée comme cause des sentiments moraux, et des passions qui naissent de cette source.

1. De la Sympathie en général.

On entend par le mot sympathie, pris dans son acception la plus étendue, l'inclination ou la ten

dance qui porte un être sensible vers quelque être de même ou de différente espèce que

lui.

Il est évident, par cette définition même, que la sympathie est un mode particulier de notre sensibilité; mais, pour que le penchant dont je viens de parler puisse exister, il faut que l'être ou l'objet qui nous l'inspire fasse sur nous des impressions de plaisir ou des impressions agréables: l'espèce de repoussement ou d'aversion que nous font éprouver, au contraire, certains êtres ou certains objets, s'appelle antipathie.

Dans la perception que nous avons des objets même inanimés et de leurs qualités diverses, nous pouvons remarquer qu'il y a plusieurs de ces qualités qui nous font attacher du prix et de l'intérêt à la possession ou seulement à la contemplation d'un grand nombre de ces objets. Nous les aimons, en quelque sorte, à cause du plaisir que nous font leurs qualités : nous éprouvons quelque peine quand nous les voyons détruits violemment, ou seulement dépérir par l'effet même de leur durée. Là commence donc pour nous une sorte de sympathie avec les objets même inanimés de la nature et les poètes n'ont pas manqué de saisir ce trait particulier de notre manière d'être affectés par cette cause, lorsqu'ils ont comparé un guerrier mourant dans tout l'éclat de sa jeunesse, à une fleur des champs que le soc de la charrue a coupée, et qui se flétrit bien

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