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Voyez, à la voix de quelques missionnaires fanatiques, les populations entières des différents états de l'Europe se précipiter sur l'Asie, massacrant et dévastant tout sur leur passage, dans l'espérance de gagner le ciel et d'échapper aux peines de l'enfer, se dépouillant de tous leurs biens en faveur des moines et des églises, et cherchant à réparer leurs pertes par le meurtre et le pillage. Les pontifes romains, qui connaissent la puissance que leur donne cette foi aveugle et indiscrète, l'emploieront bientôt pour renverser tous les obstacles que la sagesse ou la rivalité des princes chrétiens opposeront à leur ambition et à leur orgueil. Dès le commencement du 13° siècle, ils établissent dans le midi de la France, et successivement dans tous les pays catholiques, de prétendus tribunaux qui ont épouvanté le monde par l'audace et l'énormité de leurs forfaits. Bientôt, entassant sur les bûchers des milliers de victimes de tout rang, de tout sexe, de tout âge, ils choisiront pour ces horribles sacrifices les jours consacrés par les plus augustes solennités de la religion; et ces fêtes de cannibales seront appelées des ACTES DE FOI (actiones fidei)*! Hélas! la fatale nuit de la Saint-Barthélemi, l'assassinat de Henri III, celui de Henri IV, et mille autres attentats non moins déplorables, furent aussi des actes de foi à peu près du même genre.

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Gardons-nous donc d'en croire les écrivains laïques ou ecclésiastiques, dont le zèle au moins indiscret nous reproche amèrement la tendance qui, grace au ciel, nous éloigne sans cesse davantage de ces fureurs abominables. De quelques noms spécieux qu'il leur plaise d'en décorer les causes, qu'ils les. appellent de nobles, de généreuses ou de saintes croyances, dédaignons les vains anathèmes des uns, et ne soyons point dupes des déclamations puériles des autres. Que notre religion, toujours conforme aux maximes de la pure morale évangélique, soit toujours également éloignée d'une vile et abjecte superstition et d'un fanatisme sanguinaire. Ces deux fléaux de l'humanité ont leur source dans deux erreurs opposées d'un côté, le vulgaire se fait toujours des idées trop basses et trop étroites de la Divinité; de l'autre, il s'en fait de trop grandes et de trop exagérées de certains hommes. Autant il semble se plaire à rapprocher, pour ainsi dire Dieu de l'homme, autant est-il enclin à reconnaître dans quelques individus une supériorité immense sur le reste de leurs semblables. Dès lors il embrasse avec ardeur leurs opinions, leurs préjugés, leurs passions: ils deviennent ses dieux; et enivrés, à leur tour, de l'espèce de culte dont ils sont devenus l'objet, leur orgueil n'a plus de bornes, leur domination n'a plus de frein. Ils se disent inspirés, et on les croit si facilement sur parole, qu'ils finis

sent par se croire eux-mêmes des êtres supérieurs à l'humanité. Mais c'est précisément alors qu'ils en ont perdu le plus noble et le plus précieux attribut; c'est alors que renonçant eux-mêmes à la raison, et y faisant renoncer les autres, ils exercent sur eux la plus funeste influence, et les précipitent dans les plus déplorables ou dans les plus coupables excès.

Reconnaissons donc qu'il n'y a pas un homme de bon sens et capable de quelque réflexion, qui puisse s'imposer l'obligation de croire pour le plaisir de croire, et uniquement parce qu'il y a des écrivains ou des hommes à imagination exaltée qui approuvent ou conseillent cette disposition d'esprit. Il nous est aussi impossible, quand nous y pensons sérieusement, de ne pas croire ce que nous reconnaissons être véritable, que de croire ce qui nous semble faux, ou de ne pas suspendre notre assentiment à tout ce qui nous paraît seulement probable. << Mais, dit Montaigne, les uns font accroire aux « autres qu'ils croient ce qu'ils ne croient pas ; les «< autres, en plus grand nombre, se le font accroire « à eux-mêmes, ne sachant pas pénétrer ce que « c'est que croire *. »

Essais de Michel de Montaigne, l. II, c. 12.

CHAPITRE IV.

De la MÉTHODE, et des procédés que l'esprit humain peut employer dans la recherche de la

Vérité.

§ 1. Des Préliminaires de la Méthode.

Le mot méthode signifie littéralement, et d'après sa valeur étymologique *, le chemin que l'on suit pour trouver une chose qu'on cherche ou que l'on veut atteindre; la route qui conduit à cette chose, c'est-à-dire ici le moyen ou l'ensemble des moyens dont on se sert pour la trouver. Ainsi, la logique ou l'art d'appliquer notre raison à la recherche et à la découverte de la vérité, n'est en effet que la méthode considérée dans son emploi le plus général et le plus étendu; c'est l'ensemble des procédés qu'il faut suivre, en chaque genre de questions ou de connaissances, pour parvenir à connaître la vérité, à la démêler ou à la dégager de tout ce qui n'est pas elle; mais il est facile de voir que ces procédés doivent être modifiés, suivant que les objets auxquels on les applique sont eux-mêmes différents. Leibnitz compare avec raison la méthode à ces lignes tracées

* Μετὰ et δος, φοὺ μέθοδος.

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au crayon sur le papier pour diriger la main vacillante et incertaine des enfants qui commencent à écrire. Notre esprit, dit-il, étant souvent incertain et chancelant, surtout dans les sujets qui lui sont peu familiers, la méthode lui est absolument nécessaire pour se diriger avec quelque sûreté.

Mais avant d'exposer les procédés généraux qu'embrasse la méthode telle que nous la concevons, peutêtre convient-il de présenter quelques notions, 1° sur l'ensemble des objets auxquels elle peut être appliquée, et 2° sur les conditions requises pour que l'on puisse espérer de l'appliquer avec succès. Tels sont les deux genres de considérations que nous avons cru devoir indiquer ici sous l'expression de préliminaires de la méthode.

$ 2. 1o Coup d'œil sur l'ensemble des Connaissances humaines.

La première pensée peut-être qui se présente à l'esprit d'un homme qui entreprend de réfléchir sur lui-même et sur tout ce qui l'environne, celle du moins qu'il peut concevoir le plus facilement et le plus naturellement, c'est de partager l'universalité des existences en deux parties qui lui semblent essentiellement distinctes, le moi et tout ce qui n'est moi: l'homme et l'univers. Mais en continuant de méditer sur ce sujet, il s'aperçoit bientôt que son existence, qui lui semblait d'abord si nettement sé

pas

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