Page images
PDF
EPUB

simple probabilité morale, puisque la recherche, l'évaluation et la combinaison des données, y dépendent entièrement des procédés de celle-ci. Mais comme ces calculs et ces formules présentent les données ou les conditions sous une forme déterminée, et fournissent une évaluation précise des degrés de probabilité, les considérations de ce genre ont, dans tous les cas où elles sont réellement applicables, l'avantage de mieux fixer les idées. Par exemple, au jeu de croix ou pile, il n'y a que deux chances possibles, dont l'une est désirée ou annoncée par l'un des joueurs. Le rapport de cette chance à celles qui sont possibles est donc ici extrêmement simple; c'est celui de 1 à 2, exprimé par la fraction 1/2. Si l'on applique le même raisonnement aux chances que peut donner la projection d'un seul dé à jouer, on voit que celui qui en attend ou en annonce une, n'a en sa faveur que la sixième partie de ce nombre, ou que le rapport de l'événement qu'il désire au nombre des événements possibles est celui de 1 à 6, c'est-à-dire 1/6. Or, comme la somme des possibilités, dans le premier cas, est égale à deux demies, et dans le second à six sixièmes, c'est-à-dire toujours à l'unité, voilà ce qui a engagé les géomètres à prendre l'unité pour symbole de la certitude, et ce qui les a conduits à représenter la probabilité mathématique par une fraction dont le numérateur est le nombre des chances favorables à l'événement, et le dénomi

I

nateur celui de toutes les chances possibles. Ainsi la plus grande probabilité étant toujours représentée par une fraction plus petite que l'unité, se présente sous une forme qui non seulement la montre inférieure à la certitude complète, mais qui de plus donne la valeur précise du degré d'infériorité.

Mais dans un nombre infini de questions, il s'en faut beaucoup que la totalité des conditions qui doivent amener un événement, ou celle des causes qui pourraient l'empêcher, puisse être connue avec précision, ni avant, ni même après l'événement. Dans les sciences morales et politiques, par exemple, soit qu'il s'agisse d'évaluer le degré de certitude des faits de l'histoire, ou le degré de probabilité des résultats d'une loi, d'une mesure de finance ou d'administration, des délibérations d'un tribunal, ou de celles d'une assemblée composée d'un nombre plus ou moins grand d'individus, non seulement les données sont tellement nombreuses et tellement compliquées, qu'il est fort difficile d'en faire une énumération à peu près complète, mais qu'il est toutà-fait impossible de leur assigner une valeur hypothétique qui ait quelque précision. Et ici, les géomètres, en appliquant leurs formules, et en faisant varier à leur gré les valeurs des données, bien qu'ils aient imaginé pour ces sortes de problèmes des calculs où brille éminemment la sagacité et la puissance du talent des inventeurs, n'ont pourtant pu arriver

qu'à des solutions qui présentaient, sous la forme propre à la nature des signes qu'ils employaient, précisément les mêmes résultats que le bon sens et la raison avaient déja tirés de l'examen attentif des mêmes questions. C'est que le calcul ne représente jamais que ce qu'on y a mis d'avance, et qu'il n'est juste que quand on y a mis ce qu'on devait y mettre.

Ainsi, ils ont prouvé que, dans les emplois qu'un homme peut faire de sa fortune, les chances de gain étant nécessairement accompagnées de quelques chances de perte, il est convenable de répartir le danger sur plusieurs emplois divers, plutôt que d'exposer tout son bien à un même danger; qu'au jeu le plus égal, la perte est toujours nécessairement plus dommageable que le gain ne peut être avantageux ; que malgré l'inconstance apparente des causes inconnues qui déterminent les événements que nous attribuons au hasard, il doit se manifester dans ces événements, à mesure qu'ils se multiplient, quelque régularité, qui indique une plus grande possibilité dans les uns que dans les autres, en sorte que l'on peut finir par assigner le rapport de leurs possibilités respectives, et que l'on reconnaît, dans les effets de la nature, des rapports à peu près constants, quand ces effets sont considérés en grand nombre. Ils ont prouvé de la même manière qu'un fait extraordinaire, c'est-à-dire de ceux que le cours commun et naturel des événements n'amène que

très rarement, et qui, en général, ne peut avoir été observé que par très peu de personnes, est d'autant moins probable qu'il est plus extraordinaire ; que la probabilité d'un pareil fait doit naturellement diminuer à mesure que l'on s'éloigne de l'époque où il est présumé avoir eu lieu, et que le nombre des récits traditionnels qui nous l'ont transmis est plus considérable. Il est d'ailleurs évident que cette probabilité diminue encore, si l'on a lieu de croire que les premiers témoins étaient des hommes ignorants, grossiers, ou passionnés.

Les travaux des géomètres n'ont donc pas été inutiles, même dans ce genre de questions, où ils ne conduisent à aucune vérité nouvelle, parce que les

moyens

dont ils disposent ne sauraient s'y appliquer directement. Nous avons déja remarqué que les résultats de leurs formules, pouvant prendre toutes sortes de valeurs hypothétiques, donnent du moins des rapports déterminés, qui peuvent servir à mieux fixer les idées. Mais dans les sujets où ils s'appliquent directement, ils portent avec eux un caractère de nécessité et de démonstration propre à produire la plus entière conviction dans les esprits non prévenus, et les conséquences qu'on en tire sont d'une utilité aussi incontestable qu'étendue. En effet, elles servent de fondement à des établissements d'une très grande importance, tels que les caisses d'épargnes, les compagnies d'assurances de toute espèce, sans

parler de plusieurs autres résultats également intéressants *.

S 5. De la Croyance.

Si l'évidence se montrait à notre esprit dans tous les actes de conception (ou d'intuition du rapport des termes) qu'il fait presque à chaque instant, et si la certitude accompagnait pareillement tous les actes de perception que nous avons occasion de faire, il n'y aurait jamais lieu à l'hésitation, au doute, et nous ne saurions ce que c'est qu'opinion et probabilité. Nous ne saurions même pas davantage ce que c'est que démonstration, ou preuve, et nous n'aurions pas eu occasion d'imaginer ces termes. A peine aurions-nous remarqué ces faits de la conscience qui nous attestent la réalité extérieure de nos conceptions et de nos perceptions, et nous aurions suivi sans balancer les déterminations qu'ils nous auraient suggérées. Enfin les sentiments

Voyez le Discours préliminaire de l'Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité, etc., par Condorcet; l'Essai sur les probabilités, par M. Laplace, et le Traité élémentaire du calcul des probabilités, par M. Lacroix. Ce dernier ouvrage comprend, outre les vues particulières à l'auteur, une grande partie de ce qu'il y a d'utile et d'intéressant dans les deux autres, et peut seul en rendre la lecture facile à ceux qui ne sont pas profondément versés dans l'analyse algébrique.

« PreviousContinue »