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d'un système de conduite, d'une suite de volontés et de déterminations, d'où dépendent souvent le vice ou la vertu et le bonheur ou le malheur qui en sont les conséquences nécessaires. N'ayant donc ni évidence, ni certitude sur une si grande quantité de faits passés, ou à venir, nous sommes forcés de nous arrêter à une opinion que nous adoptons uniquement sur la vraisemblance qu'elle présente à notre esprit. Dans ce cas, après avoir comparé le nombre et la force des preuves qui tendent à établir cette opinion et de celles qui tendent, au contraire, à la faire rejeter, nous jugeons que les premières l'emportent sur celles qui leur sont opposées, ou qu'au contraire celles-ci ont plus de poids et d'autorité que celles-là. Ici donc, c'est la probabilité, et non plus l'évidence ou la certitude, qui obtient notre assentiment.

Aussi est-ce principalement sur la probabilité que se fonde presque toute la conduite de notre vie, et Cicéron remarque à ce sujet que le sage lui-même ne saurait s'empêcher de suivre ce qui lui semble probable, c'est-à-dire d'admettre des choses dont il n'a ni une conception, ni une perception complètes, et auxquelles il ne peut, par conséquent, prendre une entière confiance; en sorte, dit cet illustre écrivain, que s'il n'y donnait son assentiment, la vie humaine serait anéantie *. Ce qui n'est que probable, est

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donc ce qui mérite seulement quelque approbation de la part de la raison, ainsi que l'indique assez la valeur étymologique du mot *. Or, puisque nous sommes si fréquemment obligés de nous contenter de cette sorte d'approximation de la vérité, faute de pouvoir, la plupart du temps, en avoir une entière connaissance, il nous importe sans doute beaucoup de savoir apprécier avec quelque justesse les degrés dont la probabilité est susceptible.

On peut même dire qu'elle embrasse, à parler rigoureusement, tout ce que nous appelons connaissance ou science, depuis les vérités qui nous frappent de leur évidence immédiate, jusqu'aux moindres degrés de vraisemblance. Car les axiomes

* Les Stoïciens définissaient l'action conforme au devoir: « Celle qu'on peut justifier par de bonnes raisons, quand << on l'a faite.» (Voyez Sext. Empiric., l. VII, sect. 158, et Diogen. Laer., 1. VII, sect. 107.) Aristote (Topic., l. I, c. 1,) appelle probable, ce qui est conforme à l'opinion de tous, ou du plus grand nombre, ou des plus habiles. Sans doute cette définition est imparfaite, quoiqu'il soit assez évident qu'une opinion nous paraîtra souvent d'autant plus vraisemblable, que nous la verrons adoptée par plus de personnes, et surtout par celles en qui nous reconnaîtrons le plus de lumières et d'impartialité. Au reste, c'est cette définition d'Aristote, qui, passant des écoles dans les traités de morale des jésuites, y produisit ce probabilisme monstrueux, si victorieusement combattu et réfuté par Pascal dans la Ve et la VIe des Lettres à un Provincial.

les plus incontestables reposent pourtant, en dernière analyse, sur des données purement contingentes, qui sont nos facultés mêmes, en sorte que la certitude, envisagée sous ce rapport, n'est que le plus haut degré de probabilité.

Quoi qu'il en soit, il est facile de voir que la certitude morale, même quand elle est appuyée sur des témoignages aussi imposants ou aussi nombreux, sur des indices aussi infaillibles qu'on voudra les supposer, est déja peut-être d'un degré inférieur à celle qui est le produit de nos perceptions directes, ou de nos souvenirs les plus indubitables. Les résultats les plus satisfaisants de la critique, à l'aide de laquelle les historiens, les érudits profondément versés dans la science des monuments, des médailles et des langues, sont parvenus à constater les faits, les usages, les mœurs des peuples anciens, ou des nations dont l'existence a été plus rapprochée de la nôtre, sont encore presque toujours inférieurs en probabilité, à la connaissance que nous pouvons avoir des faits contemporains. Enfin, il est visible que la probabilité d'un événement à venir est aussi, la plupart du temps, inférieure aux deux degrés que nous venons d'indiquer; car les moyens que nous avons de la déterminer sont plus généralement soumis à l'influence des causes qui peuvent le plus égarer notre jugement: je veux dire l'intérêt, le préjugé, la passion et souvent l'omission ou l'igno

rance des données nécessaires à la solution de cette

espèce de questions.

Soit que l'on forme un dessein ou une entreprise de quelque importance, ou que l'on veuille se faire une opinion vraisemblable sur les résolutions prises par d'autres, on ne peut que chercher à rassembler par un examen attentif et assidu toutes les circonstances que l'on juge favorables ou contraires au succès de l'entreprise, abstraction faite des désirs, des sentiments ou des préventions de toute espèce qui pourraient nous porter à souhaiter ou à craindre un résultat quelconque. Cependant, les passions, les préjugés, les désirs et les craintes des autres hommes sont presque toujours des éléments de la question, dont il est ordinairement fort difficile d'évaluer avec quelque justesse l'influence ou l'importance relatives. Or, quand on y est parvenu, autant que cela est possible, et qu'on est à peu près sûr de n'avoir omis aucune des conditions nécessaires, et de n'en avoir admis aucune qui soit étrangère à la question, on n'a pourtant encore pour fondement de la résolution ou de l'opinion qu'on adopte, qu'une probabilité plus ou moins forte. On voit donc que ces deux points essentiels dans toute question de ce genre, 1o détermination et énumération des données favorables ou contraires, et 2° appréciation de leur importance ou de leur influence relatives, rendent extrêmement difficile la recherche

des probabilités morales. Aussi toutes les fois qu'après un examen attentif et sincère de ce genre de questions, un homme raisonnable reconnaît que les éléments en sont trop compliqués, ou qu'il peut y en avoir dont les uns ne sont pas connus, tandis que les autres ne le sont qu'imparfaitement, il confesse son impuissance et suspend son jugement. Au contraire, les esprits vulgaires, entraînés par les passions ou aveuglés par l'ignorance, s'engagent incessamment, sur toutes sortes de sujets, dans des disputes interminables *.

S 4. Probabilité mathématique.

Dans les questions où il entre des éléments susceptibles d'être évalués en nombres, comme sont les chances des jeux de hasard, on obtient, au moyen des calculs de l'arithmétique, ou par l'application des formules de l'algèbre, des résultats qui ne diffèrent, au fond, que très peu de ceux que donne la

*

Voyez, sur ce sujet de la probabilité, les chapitres XV et XVI du quatrième livre de l'Essai sur l'Entendement de Locke, avec les notes de Leibnitz ( édition de MM. Didot, Paris, 1824). Voyez aussi les excellentes observations de M. de Tracy, au commencement du tome IV de ses Éléments d'Idéologie. Enfin, on trouve encore, dans les Essais de Hume (tome II, sect. VI de l'Essai sur l'Entendement Humain), des réflexions également fines et ingénieuses sur le même sujet.

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