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violent, à moins que son ame n'ait été profondément dégradée par l'habitude de la fausseté. Cette espèce de supplice semble être la peine naturelle de l'outrage que l'on fait à la vérité.

C'est encore à la force irrésistible qui nous porte vers le vrai, que l'on peut attribuer la facilité que les enfants et les hommes ignorants ont à croire tout ce que leur disent les personnes auxquelles ils supposent des lumières et des connaissances supérieures aux leurs. Enfin l'homme même dont la raison est le plus cultivée, qui, par les habitudes de son esprit ou de sa profession, semble le plus disposé à n'adinettre que des faits ou des opinions dont il a constaté la vérité, cède souvent aussi facilement que vulgaire à ce penchant, qui est, en effet, le résultat nécessaire de la nature du vrai, et de celle de notre esprit. Car, dans la plupart des circonstances de la vie commune, ce que chacun voit d'abord, ce qu'on a le plus souvent occasion d'exprimer et d'entendre exprimer par les autres, c'est la vérité, c'est ce qui est; or, l'habitude de croire résulte infailliblement de celle de dire soi-même et d'entendre dire aux

le

autres beaucoup plus de choses vraies que de mensonges. Voilà aussi ce qui procure quelquefois à la calomnie et à l'imposture de si déplorables succès, surtout dans les temps où l'esprit de parti agite et trouble la société tout entière. Alors les mensonges les plus absurdes, les opinions les plus erronées, se

reproduisant sans cesse sous mille formes diverses, circulent dans les écrits et dans les conversations, et finissent par prendre une consistance et une autorité dont tout homme sincère et impartial ne peut qu'être effrayé; en sorte qu'il désespérerait entièrement du triomphe de la vérité, si sa puissance ne lui était démontrée.

pas

S7. Puissance de la vérité.

Mais si, comme cela paraît assez par tout ce que nous avons dit sur ce sujet, l'erreur est, en effet, ce qu'il y a de plus contraire à notre nature, pourquoi, dira-t-on peut-être, voit-on les hommes se plaindre sans cesse qu'elle règne de toutes parts? Pourquoi du moins son triomphe vient-il si souvent affliger les regards de l'ami de la justice et de la vérité? Comment arrive-t-il enfin que le monde semble presque irrévocablement livré au mensonge et à l'impos

ture?

D'abord, ces plaintes, qui ont éclaté dans tous les siècles, prouvent, par leur exagération même, combien la vérité a toujours été précieuse aux hommes. Je dis par leur exagération même, car il s'en faut beaucoup que la somme des erreurs, ou des opinions fausses, à une époque donnée, soit égale à celle des vérités universellement admises. Un peuple, un individu, peuvent être plus ou moins éclairés

qu'un autre peuple ou un autre individu; mais, dans tous les cas, on croit et l'on dit incomparablement plus de choses véritables qu'on en dit ou qu'on en croit de fausses. L'existence de l'homme serait impossible, comme nous l'avons observé précédemment, sans la connaissance d'un nombre de vérités physiques, morales, et même métaphysiques, toujours fort considérable en comparaison de celui des opinions fausses communément adoptées, mais dont l'influence, souvent aussi funeste qu'étendue, a excité dans tous les temps les justes plaintes des amis de l'humanité. Ensuite, précisément parce que la vérité existe, parce qu'elle est une, il y a sur chaque objet et sur chaque question, bien des manières de se tromper, tandis qu'il n'y en a qu'une seule d'arriver au vrai. Mais enfin, ce règne malheureusement trop étendu de l'erreur, ce triomphe trop fréquent du mensonge, porte néanmoins toujours avec soi le principe de son inévitable destruction. Car les êtres et leurs rapports naturels existent et existeront toujours, soit que nous les connaissions, soit que nous nous obstinions à les méconnaître. La cause principale de nos illusions, je veux dire nos aveugles désirs, notre volonté trop souvent égarée par nos passions et par nos affections, n'a, sur le cours des évènements, qu'une puissance nécessairement précaire, et limitéc dans ses effets comme dans sa durée.

En effet, l'erreur, si elle n'est le partage que de

quelques individus isolés, ne peut jamais avoir des inconvénients graves que pour ceux qui l'ont adoptée. Tant qu'il est permis de l'examiner, de la discuter, de la combattre, il est rare qu'elle résiste long-temps à cette épreuve, et la vérité ne tarde pas à se faire jour au milieu des sophismes plus ou moins spécieux que ses adversaires ne manquent jamais de lui

opposer.

Mais quand un système tout entier d'opinions fausses s'est emparé du plus grand nombre des esprits, quand les dépositaires de la puissance publique ont fini par l'adopter (car il faut bien qu'ils subissent, un peu plus tôt ou plus tard, la loi de l'opinion commune), alors sans doute cette erreur acquiert, pour un temps, une force à peu près irrésistible; elle se propage avec une merveilleuse rapidité, et semble avoir séduit la presque-totalité des individus. Quelquefois même elle peut se répandre chez plusieurs peuples, et s'y maintenir pendant une longue suite de générations.

Cependant il n'a été donné ni aux magistrats, ni aux princes, ni même aux nations tout entières, de faire prévaloir leur puissance contre cette tendance, en quelque sorte instinctive, des esprits vers le vrai, que nous avons signalée comme un des traits caractéristiques de la nature humaine. L'erreur la plus généralement adoptée se dévoile toujours aux regards de quelques hommes, doués d'un jugement

plus sain, d'une raison plus éclairée et plus sûre, que la plupart de leurs contemporains. La lumière qu'ils répandent autour d'eux, quoique faible d'abord, s'accroît bientôt par les efforts et le concours d'un plus grand nombre d'ardents et courageux propagateurs de la vérité. Mais comme les intérêts du plus grand nombre des hommes ont su dès longtemps se concilier avec les opinions dominantes et se sont consolidés avec elles, la plupart d'entre eux tiennent à ces opinions par des sentiments très exaltés; voilà ce qui produit la fureur et le déchaînement presqu'universel qui éclatent contre ceux qui les premiers osent attaquer le système généralement reçu. Ils en sont souvent victimes; la persécution peut même se renouveler à différentes époques contre leurs successeurs, jusqu'à ce que le progrès de la lumière soit devenu sensible, et qu'un nombre considérable d'hommes, ayant adopté des opinions plus saines, les fassent prévaloir sur les erreurs. Ainsi se confirme la justesse de cette réflexion, que l'étude approfondie de l'histoire avait suggérée à Polybe : « La vérité, dit-il, est, à mon avis, la plus grande «< divinité que la nature ait manifestée aux hommes; «< celle à qui elle ait accordé la plus irrésistible puis<«<sance. Aussi, bien qu'elle soit quelquefois combattue << par tout le monde, et que toutes les probabili«tés semblent s'unir contre elle avec l'imposture, « d'elle-même elle s'insinue, je ne sais comment,

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