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ne reposent tout entières que sur des définitions, uniquement fondées elles-mêmes sur des suppositions? Si ces suppositions, par exemple, étaient toutà-fait arbitraires, quelque rigoureuses que fussent les conséquences que l'on tirât des définitions auxquelles elles serviraient de base, elles n'auraient assurément pas l'utilité et l'importance que l'on ne saurait s'empêcher de reconnaître aux sciences mathématiques. On a pu voir, par ce qui a été dit ailleurs sur ce sujet *, que les notions d'unité et de nombre, fondement de l'arithmétique et de l'algèbre, de même que celles de la ligne droite et des dimensions de l'espace, fondement de la géométrie, nous sont données par la nature même de notre entendement. En quoi donc ces sciences diffèrent-elles de toutes les autres, et à quoi tient le caractère de précision rigoureuse et d'incontestable évidence qu'elles portent avec elles?

Remarquons que la totalité des signes d'institution dont l'esprit humain peut disposer pour manifester ses idées et ses connaissances de toute espèce, peut se partager en classes assez diverses, suivant le degré de précision dont ils sont susceptibles, et que ce degré de précision dépend lui-même du degré de simplicité des idées ou des notions qu'ils représentent. Or, les idées du nombre et de la quantité, étant

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sans contredit parmi les plus simples qu'il nous soit donné de concevoir, il était assez naturel que le système de signes qui les représente acquît à la longue, ou au moins fùt destiné à acquérir le plus haut degré de perfection. Au contraire, dans les sciences naturelles, dans les sciences morales et politiques, et surtout dans celle qui a pour objet l'étude et l'exposition des phénomènes de la pensée, le grand nombre d'idées diverses, trop souvent mal déterminées, et en effet très difficiles à bien déterminer, qui se pressent, en quelque manière, sous un même signe, apporte quelquefois un invincible obstacle à la clarté de nos conceptions. Les vérités mathématiques ne diffèrent donc de celles des autres sciences qu'en ce que l'extrême simplicité et le très petit nombre de faits primitifs qui servent de fondement à l'arithmétique et à la géométrie, ont permis de donner à la valeur des signes une plus grande précision, en sorte que, dans cette branche de nos connaissances, plus que dans aucune autre, les déductions purement logiques, ou les résultats de la combinaison des signes, qui constituent presque entièrement la science, ont incomparablement plus de sûreté et d'étendue.

§ 4. Vérités nécessaires et vérités contingentes.

Au reste, dans toutes les sciences, nous opérons presque toujours sur des signes, ou termes généraux,

dans lesquels il n'y a jamais que ce que nous y avons mis, et, par conséquent, tous les résultats que nous obtenons de la combinaison régulière de ces termes ont un caractère d'évidence qui tient inévitablement à leur nature, telle que nous venons de la définir. Car nous ne pouvons, sans une contradiction manifeste ou sans une choquante absurdité, admettre une conséquence qui nous ferait trouver dans les mots dont nous nous servons autre chose que ce que nous y avons toujours vu, puisque c'est nous qui les avons faits.

Il en est tout autrement des phénomènes du monde extérieur, ou de notre propre entendement, qui peuvent être à chaque instant l'objet d'une observation directe, ou d'une conscience immédiate. Comme nous sentons que ce n'est pas nous qui les faisons ce qu'ils sont, il nous est facile de concevoir que si la cause supérieure dont ils dépendent avait voulu qu'ils fussent autres, ils le seraient infailliblement. En effet, il n'implique nullement contradiction qu'ils fussent tout différents de ce qu'ils

sont.

Or, ici se montre l'origine et le motif de la distinction établie entre les vérités que l'on a appelées nécessaires, et celles auxquelles on a donné le nom de contingentes. Les premières, comme on voit, sont fondées sur l'emploi des signes ou du langage; elles sont entièrement de déduction logique, et c'est

nous qui les faisons, jusqu'à un certain point, à l'aide de données primitives de notre entendement, et de facultés qui nous viennent d'un pouvoir incomparablement supérieur à tous ceux dont nous pouvons disposer. Les vérités contingentes, au contraire, dérivent immédiatement de ce pouvoir suprême, et il nous est impossible de concevoir leur existence autrement que comme le produit de sa volonté tout-à-fait arbitraire.

Il suit de là que le contingent embrasse tout ce que nous désignons par les mots connaissance, monde extérieur ou non-moi, et, en général, par le mot objet; que le nécessaire comprend, au contraire, ce qui est exprimé par les mots science, moi, ou sujet. Enfin, il suit de là que le contingent constitue, en quelque sorte, presque seul l'entendement des animaux, au lieu que l'esprit humain, dans toutes ses déterminations, embrasse à chaque instant le contingent et le nécessaire; que l'un et l'autre se trouvent sans cesse mêlés et confondus dans chacune des sciences et dans chaque partie des sciences dont l'ensemble compose la connaissance humaine. C'est sans doute à cette condition d'une intelligence telle que la nôtre, qu'il faut attribuer la double tendance qui nous porte tantôt à prendre pour des existences distinctes, pour des réalités, en quelque sorte extérieures, de purs phénomènes intellectuels, nés de la combinaison et du rapport des mots, et

tantôt, au contraire, à nous défier des connaissances les plus certaines que puisse nous donner l'emploi naturel et inévitable de nos facultés. Ainsi le dogmatisme absolu, qui n'est que l'affectation de savoir ce qu'on ignore, et le scepticisme absolu, qui n'est que la prétention non moins insensée d'ignorer ce qu'on sait, sont deux excès opposés qui dérivent, comme on voit, de la même source. Dans l'un et l'autre cas, on a le tort de n'envisager qu'un côté du sujet; on néglige ou l'on méconnaît le fait fondamental que nous constatons ici, savoir que dans toute science ou connaissance humaine, il y a sensibilité et intelligence, contingence et nécessité; on oublie, en un mot, que l'homme ne peut connaître d'existences et de vérités que celles qui sont accessibles à ses facultés, et seulement dans la mesure et dans les limites qui leur ont été assignées.

§ 5. De la vérité en soi, ou absolue.

Jusqu'ici nous avons admis, suivant la manière ordinaire de parler, des vérités de plusieurs espèces (physiques, morales, métaphysiques, etc.), mais il y a des philosophes qui semblent réprouver entièrement cette manière de procéder dans les recherches de ce genre. « Je ne demandais qu'une vérité, << nous diraient-ils, à l'exemple de Platon, et voila

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