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dans les travaux les plus nécessaires à la société, qui n'aient été d'abord repoussés avec obstination, et quelquefois combattus avec fureur. C'est le sort qu'ont éprouvé l'imprimerie, la doctrine du mouvement annuel de la terre autour du soleil, celle de la circulation du sang, l'attraction, l'inoculation, et un grand nombre d'autres découvertes, d'inventions ou de procédés dont l'utilité et l'importance ne sont plus contestées. On sent, au reste, qu'il est tout à fait impossible que cela soit autrement car la nature des choses, dans l'homme et autour de lui, ne pouvant se concilier entièrement avec son bonheur, et souvent même avec son existence, qu'autant qu'il fait de ses facultés un emploi complet et régulier, il faut nécessairement qu'il en vienne à ce point, sous peine de souffrir ou de périr. Du moment donc où il a pu se convaincre qu'une manière de penser ou d'agir est réellement conforme à son bonheur, ou nécessaire à son existence, il est de toute impossibilité qu'il revienne aux opinions et aux sentiments contraires qu'il avait auparavant, sur quelque autorité et avec quelque ardeur qu'il les eût embrassés juslà. « La raison, dit Montesquieu, a un empire << naturel; elle a même un empire tyrannique on « lui résiste, mais cette résistance est son triomphe; << encore un peu de temps, et l'on sera forcé de re« venir à elle *. »

que

* Esprit des Lois, 1. XXVII, ch. 38.

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Cependant cette puissance de la raison, qui est irrésistible et durable (précisément parce qu'elle n'est ni tyrannique, ni arbitraire), a des bornes devant lesquelles il faut bien qu'elle s'arrête et s'abaisse. Autant sont imposants et sublimes les travaux que l'homme entreprend pour étendre ses conquêtes dans une sphère indéfinie de connaissances dont la nature de ses facultés ne lui permet pas même d'entrevoir les limites, autant sont puérils et ridicules les efforts qu'il tente quelquefois pour les franchir et s'élever, comme de plein vol, jusqu'aux plus hautes sommités de la science. Presque tous les siècles ont vu se renouveler ces orgueilleuses tentatives, toujours marquées par une chute honteuse."

Mais s'il est impossible d'assigner à la raison des limites certaines, parce qu'elle est appelée en effet à un progrès indéfini dans les connaissances qui sont à sa portée, on peut du moins indiquer les caractères auxquels il est facile de reconnaître l'espèce d'aberration dont nous essayons ici de signaler les dangers. Ainsi, le ton de l'enthousiasme et de l'inspiration, substitué à celui d'une discussion calme et lumineuse, le retour aux doctrines mystiques des sectes religieuses et philosophiques, soit de l'antiquité, soit des siècles modernes, le dédain affecté pour les progrès plus récents de la raison, et le soin d'en décrier les auteurs, tels ont été, en général, les procédés des hommes qui, séduits par un vain désir

de gloire, se sont flattés de s'élever aux plus brillantes découvertes, avant que d'avoir même reconnu quels sont les objets accessibles à l'esprit humain, et quels sont ceux qu'il ne peut jamais atteindre *.

Les systèmes extravagants, produits, à différentes époques, par ce genre d'illusion, quelque vogue momentanée qu'ils aient pu avoir, n'ont jamais été propres qu'à faire des enthousiastes et des fanatiques, dociles instruments de tous les imposteurs politiques ou sacrés qui ont voulu s'en servir pour troubler et désoler le monde. Les auteurs de ces systèmes essaient de justifier ce qu'ils offrent toujours d'obscur, d'incompréhensible et de choquant pour tout esprit raisonnable, en disant que ce qui est au-dessus de la raison n'est pas contre la raison. Mais cette proposition est entièrement frivole et stérile; il n'y a aucune induction, aucune conséquence valable à en tirer. Ce qui est au-dessus de la raison, c'est-àdire au-dessus de tous nos moyens de connaître, quelque bon emploi que nous en fassions, est pour nous comme s'il n'existait pas, et ne saurait s'exprimer dans quelque langue que ce soit. On dira peutêtre que nous connaissons Dieu, qui pourtant est infiniment au-dessus de notre raison: mais on peut répondre, ce me semble, que l'idée de Dieu est

*

Voyez ce qui a été dit sur ce sujet, à la fin du premier volume de cet ouvrage, p. 289 et suiv.

précisément une des idées nécessaires de notre raison, ce qui prouve qu'elle n'est pas au-dessus de cette même raison; au lieu que la connaissance de Dieu, comme être ou comme substance, est en effet fort au-dessus de toutes nos facultés. Aussi ne le connaissons-nous que comme la cause infiniment puissante et infiniment intelligente, par qui nous sommes et par qui tout existe.

Si, comme nous croyons l'avoir assez prouvé dans ce chapitre, la raison n'est en effet que l'application légitime, complète et régulière de toutes les facultés de notre esprit, à tout ce qui est compris dans des limites qu'il ne peut jamais franchir; sį elle n'est que l'entendement lui-même, considéré comme usant de toutes ses facultés, ou exerçant, dans le degré convenable, tous ses modes d'action, il nous importe assurément beaucoup de connaître quel est le but de cette action, quels sont les objets auxquels elle peut et doit s'appliquer. Nous allons donc entrer dans cette nouvelle recherche.

CHAPITRE II.

De la Vérité.

§ 1. Ce qu'on entend par vérité dans les sciences physiques et dans la morale.

Le mot vérité peut s'appliquer à une multitude

innombrable de faits particuliers ou d'événements qui arrivent chaque jour, et dont ceux qui les remarquent ont la plus entière certitude, quoiqu'ils n'y attachent aucune importance, et qu'ils les oublient la plupart du temps très promptement. Ce sont pourtant ces faits si communs, ces événements dans lesquels nous pouvons, à chaque instant, être acteurs ou spectateurs, qui servent de fondement à toutes les connaissances que nous pouvons acquérir sur nous-mêmes et sur les êtres au milieu desquels

nous vivons sans cesse.

Ainsi, qu'un homme ait vu un vase exactement fermé, et dans lequel il avait mis une petite quantité d'eau, éclater avec une explosion violente, après avoir été exposé pendant quelque temps à une chaleur forte et soutenue; qu'il ait vu, à l'époque d'un froid rigoureux, des vases remplis d'eau se briser en plusieurs morceaux, et l'eau elle-même convertie en une masse solide, ce ne seront là que des événements singuliers, qui n'ont par eux-mêmes que fort peu d'importance. Mais celui qui le premier conclut de tous les faits de ce genre qu'il avait observés, que l'eau est convertie par la chaleur en un fluide aériforme, et par le froid en un corps solide; que dans ces deux cas elle augmente de volume, et beaucoup plus dans le premier que dans le second; que, dans l'un et l'autre cas, la force avec laquelle elle tend à occuper un plus grand espace est capable de

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