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au moins dans l'esprit d'un grand nombre d'entre eux, sur une conviction profonde de la légitimité et de l'utilité générale de ce même pouvoir. Mais, du moment où leurs prétentions respectives viennent à se faire obstacle, du moment où des querelles d'ambition, des disputes de prééminence, viennent à les diviser, la passion même qui les anime commence à éclairer chacune des autorités rivales sur les torts et les inconvénients de celle qui lui est opposée; et c'est précisément alors que la raison publique commence aussi à faire quelques progrès.

S 4. Le Sens commun, ou le Bon sens.

Le sens commun, ou, comme on l'appelle aussi souvent, le bon sens, est un certain degré de raison, que l'on trouve à peu près également dans tous les hommes, sur presque tout ce qui tient aux besoins, aux travaux et aux transactions les plus ordinaires de la vie, et même sur beaucoup de questions d'intérêt général, où leurs préjugés et leurs passions ne sont pas parvenus à obscurcir ou à paralyser leurs facultés naturelles. Le bon sens se compose, pour chaque individu, d'un fonds de notions communes qui résultent du premier emploi qu'il a nécessairement dû faire de son entendement, au moyen duquel il a acquis, dès ses plus jeunes années, la connaissance de la plupart des objets qui sont sans

cesse sous ses yeux, de leurs qualités, de leurs rapports, des choses de la vie commune, des intérêts, des désirs, des sentiments les plus ordinaires des hommes vivant en société; c'est, en un mot, cette mesure de raison, généralement répandue dans la masse d'un peuple, qui soutient et conserve son existence comme corps de nation.

Mais si le bon sens est toute la raison du peuple, ou des dernières classes de la société, il est aussi le fondement, la base, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, la maîtresse partie de la raison des classes supérieureş, et même des hommes dont l'esprit est le plus cultivé, de ceux qui ont consacré toute leur vie à l'étude des sciences et qui y ont fait d'importantes découvertes. Car, si la raison des hommes de génie éclaire un plus vaste horizon, elle ne doit pourtant ce précieux avantage qu'au sens commun, ou au bon sens, qui porte sur les objets auxquels il s'applique la lumière incontestablement la plus vive et la plus sûre. En sorte que, du moment où celle-ci commence à s'affaiblir à force de s'étendre, la raison doit s'arrêter, sous peine de se perdre dans d'inextricables ténèbres, jusqu'à ce qu'elle ait puisé de nouvelles clartés à ce pur foyer de lumières, d'où émanent toutes celles qu'elle peut recevoir. Cela est si vrai, que les plus sublimes pensées d'un orateur ou d'un poète, les plus merveilleuses découvertes du génie dans les sciences, ne nous causent tant

d'admiration et de plaisir, que parce que leurs auteurs sont parvenus à rapprocher, en quelque sorte, de nous les objets les plus distants, à mettre à la portée des esprits ordinaires les sentiments les plus nobles et les plus magnanimes, en les éclairant de la même lumière qui éclaire à nos yeux les objets et les sentiments les plus familiers.

Il est à remarquer que les temps et les pays où l'espèce humaine a été le plus avilie, le plus dégradée, et aussi le plus malheureuse, ont été ceux où un fatal concours de circonstances avait perverti et corrompu la raison humaine dans sa source, en obscurcissant, dans presque tous les esprits, les plus simples et les plus pures notions du bon sens. Aussi, les pouvoirs politiques et religieux qui s'établirent ou se consolidèrent à ces époques désastreuses, ne purent-ils imaginer, pour se perpétuer, aucun moyen plus efficace que de maintenir par système, et d'augmenter, autant qu'il était possible, cette dégradation intellectuelle et morale, en s'emparant de l'éducation de l'enfance et de la jeunesse de toutes les classes de la société.

Le principe qui servit trop long-temps de base à ce funeste système fut précisément le renoncement à la raison, c'est-à-dire ce qu'il y a au monde de plus absurde et heureusement aussi de plus impossible. Car, si la raison n'est pas l'entendement ou l'ame elle-même, faisant de toutes ses facultés un

emploi légitime et régulier, qu'on dise ce qu'elle est. Veut-on qu'elle ne soit qu'une partie de l'ame? cela est impossible; l'ame n'a point de parties, elle n'a que des modes d'action qui varient à raison des objets auxquels elle s'applique, mais qui, pouvant toujours agir tous dans un instant donné, ne composent ainsi qu'une force unique, toujours identique à elle-même, et par conséquent indivisible. La seule manière donc, dont on puisse la modifier, c'est de substituer quelques uns de ses modes d'action à quelques autres; c'est d'exalter, par exemple, certains sentiments au point que le jugement, la mémoire, la sympathie, etc., soient comme effacés ou éteints par la prédominance des sentiments qui se joignent aux préjugés religieux, politiques, nobiliaires, etc. C'est malheureusement ce qu'on a fait dans tous les temps, et ce qu'on fait encore beaucoup trop souvent.

§ 5. Raison, opposée aux sentiments, ou confondue avec le

raisonnement.

Comme on a remarqué de tout temps que c'est le plus souvent l'attrait du plaisir qui fait commettre aux hommes des actions contraires à la vertu, et que c'est l'aversion pour tout ce qui est peine et souffrance qui les éloigne de leurs devoirs, un grand nombre de philosophes ont considéré la raison comme le principe unique qui pouvait porter l'homme à la vertu, indé

pendamment de toute considération des plaisirs ou des peines qui pouvaient être le résultat d'une conduite vertueuse. Tel fut le fondement de la doctrine morale des Stoïciens, et de leur fameux dogme de l'apathie, ou indifférence absolue pour tout ce que le vulgaire appelle des biens ou des maux. Car, suivant eux, on ne devait appeler ainsi que les déterminations qui sont conformes ou contraires à la loi morale, et les actions libres et volontaires qui résultent de ces déterminations. C'est néanmoins une chose remarquable que le soin qu'ils prennent de se prémunir contre tous les genres de souffrance morale. Tous leurs principes n'ont pas d'autre but, toutes les règles de conduite qu'ils conseillent ou prescrivent n'ont pas d'autre motif. Sous ce rapport, on serait tenté de les prendre pour les plus timides et les plus craintifs de tous les hommes.

Mais ce qu'il y a de faux dans leur manière de traiter et d'envisager ce sujet, vient de ce qu'ils semblent n'avoir vu qu'un côté de la question. Ils semblent croire qu'il n'y a de plaisir que dans les actions vicieuses; ils supposent, contre toute expérience et contre toute vérité, que l'homme peut quelquefois agir, sans y être déterminé, ou par le sentiment d'un plus grand plaisir, ou par celui d'une moindre peine pour lui-même *. Au reste ce ne sont

*

Voyez la 1re partie de ce Traité, sect. III, ch. IV.

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