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disons qu'un homme a raison, lorsque, en employant le langage, pour exprimer ses pensées et ses opinions, pour confirmer ou combattre celles des autres, il attache aux mots ou aux termes généraux dont il se sert les notions véritables qu'ils expriment, et lorsqu'il n'a que des conceptions justes et exactes de leurs rapports dans le discours. C'est à ces conditions que les sentiments, les actions, les opinions et les pensées d'un homme sont dites raisonnables ou conformes à la raison.

Par conséquent, on peut dire et l'on dit ordinairement qu'un homme n'a pas raison, toutes les fois que ses facultés de perception, d'intuition, de mémoire, de volonté, etc., ne lui donnent pas des idées conformes à la réalité des choses en lui-même et hors de lui, ou qu'elles n'exécutent pas les fonctions qui leur sont propres, comme elles le font communément chez les autres hommes, ou du moins comme elles sont destinées à le faire, quand aucune cause étrangère n'en gêne ou n'en empêche le développement et l'action régulière et naturelle. C'est ce qui a lieu, en effet, dans les cas de lésion ou d'imperfection de quelqu'un des organes des sens, ou par le défaut d'attention, ou, en général, par l'absence et l'ignorance des moyens propres à nous assurer de l'exactitude des idées qui sont le produit de nos facultés.

On se sert aussi quelquefois de l'expression avoir

tort, comme synonyme de n'avoir pas raison; mais c'est plus particulièrement dans les occasions où le sentiment intervient, et se manifeste d'une manière plus explicite dans nos pensées, nos opinions ou notre conduite à l'égard des autres. Avoir tort n'est donc qu'une expression moins générale, comprise, en quelque sorte, dans la façon de parler plus générale, n'avoir pas raison. L'on peut quelquefois avoir tort, quoiqu'au fond on ait raison, ou même pour avoir trop raison, faute d'apprécier avec assez de justesse les temps, les personnes, les circonstances où il convient de faire valoir la raison, la manière de la présenter, et plusieurs autres conditions, dont l'ignorance ou la négligence peuvent faire manquer le but qu'on se propose. Si l'on ne peut pas dire que celui qui a de pareils torts manque de raison, il pèche du moins contre la raison.

Ce mot est encore souvent employé, dans notre langue, comme synonyme du mot cause, au sens physique, ou comme équivalent du mot motif, au sens moral. Mais il est facile de voir que, dans l'un et l'autre cas, son emploi suppose toujours l'idée d'une conformité incontestable avec la vérité des faits et avec la nature des choses. Car, quand on demande la raison ou la cause d'un phénomène physique, il est bien entendu que c'est la vraie cause, c'est-à-dire le fait physique qui est la condition constante et nécessaire du phénomène proposé. De

même, quand on énonce la raison, ou le motif, d'une détermination que l'on a prise, ou qu'on a intention de prendre, on veut faire entendre que ce motif est conforme au bien, au devoir, à la justice, en un mot à la vérité, dans ce genre de considérations. Par où l'on voit qu'il y a une connexion constante et très intime entre la raison et la vérité ; ainsi avoir la raison pour soi signifie la même chose qu'avoir la vérité pour appui de la cause ou de l'opinion qu'on adopte *.

§ 3. Notion et définition de la raison.

Il suit de tout ce que nous avons dit jusqu'ici, que la raison n'est point, à proprement parler, une faculté distincte de toutes celles que nous avons eu occasion de reconnaître dans la première partie de cet ouvrage; mais que ce terme exprime, au contraire, le résultat ou l'effet de l'action de toutes nos facultés, quand cette action est régulière, c'est-àdire quand elle s'exerce avec toutes les conditions requises pour leur légitime emploi. Par conséquent, l'absence, l'affaiblissement, la dégradation ou l'altération de quelqu'une des facultés essentielles de l'entendement, influe nécessairement d'une manière

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« La raison, dit Labruyère, tient à la vérité; elle est une,

« l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par « mille. » Caractères, etc., ch. XI.

notable sur l'intégrité ou la pureté de la raison, et peut devenir une cause d'erreurs ou d'illusions quelquefois très graves. De même l'excès d'activité, l'exaltation, ou, au contraire, l'inertie de quelques parties de notre constitution physique, morale ou intellectuelle, nuit infailliblement à l'action régulière des autres, et peut, jusqu'à un certain point, les éteindre, ou au moins les altérer sensiblement. Enfin, ces causes diverses, agissant séparément ou simultanément, peuvent, suivant leur nombre et le degré de leur intensité, donner lieu à des illusions passagères ou habituelles sur certains objets, et quelquefois même à une véritable démence, soit partielle, soit complète. Malheureusement, il n'y a presque point d'homme qui, à certains égards et dans quelques moments de sa vie, ne soit ou n'ait été soumis à l'influence de quelqu'une ou de plusieurs de ces

causes.

Il faut donc considérer la raison en soi et proprement dite, comme un état de parfait équilibre ou plutôt de proportion exacte entre les actions de toutes les forces de l'entendement; en sorte que toutes aient le degré d'énergie nécessaire pour qu'on en obtienne les résultats qu'elles sont destinées à produire; et que, dans la simultanéité d'action de chacune d'elles, qui est nécessaire pour que les opérations de l'entendement soient complètes et régulières, il n'y ait aucune de ses facultés qui ne donne

précisément tout ce qu'elle doit donner, en vertu de sa nature propre, et à proportion de son effet dans l'ensemble.

Au reste, il est facile de voir que cet état de parfaite harmonie et de complet développement de toutes les facultés, dans chaque acte de l'entendement, n'est qu'une conception de l'esprit, un type ou un modèle purement idéal, auquel nulle créature existante n'a pu ni ne pourra ressembler. La raison d'un individu est donc l'emploi légitime et régulier qu'il est capable de faire communément de toutes les facultés de son entendement, l'habitude qu'il a d'en faire un usage conforme à la vérité des choses, soit en lui-même, soit hors de lui. Cette habitude se fonde, en grande partie, sur la connaissance qu'il peut avoir acquise, par expérience et par réflexion, du cours ordinaire des choses du monde et de la vie. D'où il est facile de voir que la raison d'un individu n'est ni ne saurait être la même, à différentes époques de son existence, ni par rapport à l'étendue, ni par rapport à la nature des objets auxquels elle s'applique ou peut s'appliquer *.

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Condillac paraît s'être mépris, en blåmant trop implici. tement l'expression vulgaire d'âge de raison (Disc. prélimin. du Cours d'Études, etc. ). Cet âge n'est pas sans doute celui de sept ans; car, quoiqu'une ordonnance de Louis XIV eût prononcé qu'à cet âge les enfants des protestants avaient assez de discernement pour juger s'ils devaient suivre ou

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