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ment, produisent presque toujours, dans l'entendement, un désordre plus ou moins grand. L'ame éprouve alors une secousse violente, qui lui fait perdre, en quelque manière, l'équilibre nécessaire à l'exercice régulier de ses facultés. Ses jugements et ses déterminations n'ont plus de point d'appui assuré, de règle de comparaison fixe, et flottent dans une sorte de vague et d'incertitude, d'où résulte l'impossibilité d'apprécier nettement les rapports les plus immédiats des choses, et, par conséquent, une altération sensible de la raison. Voilà pourquoi, dans les premiers jours de notre révolution, beaucoup de personnes tombèrent dans une véritable aliénation d'esprit. Voilà pourquoi la même chose arrive quelquefois aux hommes précipités tout à coup d'une situation brillante dans l'abjection et dans la misère; et l'on sait assez que la raison de ceux qui passent subitement, au contraire, d'une condition basse ou médiocre, à une grande fortune, et surtout à un grand pouvoir, n'est pas toujours complètement exempte d'altération.

Enfin, les préjugés de toute espèce, les opinions fausses auxquelles certaines personnes tiennent quelquefois d'une manière si obstinée, ne sont, en dernière analyse, que des associations vicieuses d'idées appuyées sur des sentiments également faux, c'està-dire condamnés par la saine raison. Car ces deux genres d'associations, idées et sentiments, se tien

nent, comme toutes les autres parties de notre constitution intellectuelle et morale, par un lien indissoluble, comme je l'ai déja dit plusieurs fois, et comme je le ferai voir dans le chapitre suivant, où j'aurai occasion de faire remarquer cette liaison des idées et des sentiments.

§ 6. Exercice et culture de la Mémoire.

On voit, par tout ce qui précède, comment les associations d'idées sont le mode d'action, ou plutôt le mode d'existence, s'il le faut ainsi dire, le plus important de la mémoire ; ce que nous avons déja dit de cette faculté elle-même suffit sans doute pour faire voir combien il est utile de la cultiver de bonne heure, et de lui faire acquérir les qualités qui constituent son plus haut degré de perfection, et qui sont l'étendue, la fidélité et la facilité. C'est dans cette vue que, dès les plus anciens temps, on avait imaginé divers procédés que l'on croyait propres à fixer de longues suites d'idées et des discours tout entiers, de manière que leurs diverses parties, coordonnées entre elles, fussent attachées, en quelque sorte, à un ensemble d'objets, également coordonnés entre eux, et qui étaient autant de signes de ces idées. Comme on se servait communément, pour ce dessein, de la disposition symétrique de quelque édifice public réellement existant, ou imaginaire, dans les

diverses parties duquel on plaçait, en imagination, des statues de Dieux ou de Héros, à la pensée desquelles on attachait les idées ou les mots des discours qu'on voulait retenir, on donna à cette méthode le nom de lieux ou lieux communs, parce que le même système de signes pouvait s'appliquer à des sujets ou à des discours différents.

Nous ne savons pas jusqu'à quel point cette méthode artificielle, dont Cicéron et Quintilien ne nous ont donné que des indications assez vagues et fort incomplètes, fut pratiquée par les plus illustres orateurs de la Grèce et de Rome; il y a même lieu de douter qu'ils en aient fait ordinairement usage. Quintilien lui-même paraît n'en pas faire grand cas; et à la fin du chapitre où il l'a décrite, il indique un moyen de cultiver et de fortifier la mémoire, beaucoup plus utile sans doute et plus naturel que cette méthode imparfaite. « Si l'on «< me demande, dit-il, quel est l'art unique et es<«<sentiel de la mémoire, c'est l'exercice et l'ap

* C'est que le souvenir des sentiments et des idées dont on a été occupé ou des événements dont on a été témoin, s'associe avec tant de force aux lieux qui en ont été le théâtre, qu'en revoyant ces lieux, ou même en s'en retraçant l'image, on ne manque guère de réveiller avec une force particulière toutes les idées qui y sont liées. Tanta vis admonitionis inest in locis (dit Cicéron ), ut non sinẻ causá ex his memoriæ ducta sit disciplina. (De Finibus, etc., I. V, c. 1.)

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plication; beaucoup apprendre par cœur, beau«< coup réfléchir, et tous les jours s'il est possible, << voilà ce qu'il y a de plus efficace *. »

Toutefois il yaurait de la téméritéà dire ouà croire qu'il est impossible de trouver quelque procédé qui puisse merveilleusement aider la mémoire; il est même probable qu'une observation attentive des phénomènes de la liaison des idées peut y conduire, et qu'en combinant divers systèmes d'associations, ou les rapprochant par les points qui ont entre eux le plus d'analogie, on pourrait arriver à des résultats très importants, au moins pour différentes parties des connaissances humaines. Mais on peut présumer aussi que les méthodes artificielles fondées sur des systèmes de signes purement arbitraires, n'auront jamais qu'une utilité fort contestable, ou même présenteront plus d'inconvénients que d'avantages.

$ 7. De l'Imagination.
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J'ai déja indiqué, dans la première section de ce traité**, quel sens j'attache au mot imagination, et comment cette faculté peut être considérée comme

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Si quis tamen unam maximamque à me artem memoriæ quærat, exercitatio est et labor; multa ediscere, multa cogitare, et (si fieri potest) quotidiè, hoc est potentissimum. (Quinctil. Instit. orat., l. XI, cap. II. )

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dérivée de la volonté, ou plutôt comme agissant constamment sous son influence. J'ai distingué, dans l'emploi qu'on fait communément de ce mot, les circonstances particulières où il signifie réellement de simples représentations d'objets plus ou moins composés, ou même de systèmes d'objets, produit exclusif de la mémoire, de celles où il exprime la faculté que nous avons de disposer à notre gré de nos associations d'idées, ou de plusieurs de leurs parties, pour en faire des combinaisons dont le nombre et la variété sont inépuisables. C'est là, comme je l'ai dit, ce que signifie le mot imagination, dans son acception la plus ordinaire; et déja l'on entrevoit pourquoi et comment elle passe pour une faculté éminemment créatrice, pourquoi la poésie et les arts semblent être plus spécialement son do

maine.

En effet, le poète, le romancier, le peintre, dans leurs compositions, ne font que combiner des groupes d'idées, déja associées dans tous les esprits comme dans le leur, avec d'autres groupes qui n'y sont pas ordinairement liés ; ou ils combinent des parties de ces systèmes d'idées les unes avec les autres: et c'est pour cela que leurs productions nous frappent par un air de nouveauté, souvent même de vérité, qui en fait le plus grand charme. Le poète, par exemple, opérant à son gré sur les systèmes d'idées qui nous représentent les divers objets de la nature, les carac

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