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part, ce mot est d'un usage tout-à-fait populaire, et que, de l'autre, il exprime une chose à laquelle il n'est personne qui n'attache la plus grande importance, qu'il m'a semblé convenable et même nécessaire de chercher ce que c'est que cette chose.

que

Les plus illustres philosophes de l'antiquité se sont plu à nous représenter la raison comme ce qu'il y a dans l'homme de plus sublime et de plus divin. C'est, suivant Platon, la partie de l'ame qui doit exercer sur les deux autres (car il en compte trois) une autorité suprême et absolue; Cicéron et Sénèla regardent comme un bien commun à l'homme et à Dieu lui-même, comme la prérogative qui distingue essentiellement l'homme, et lui assure une supériorité immense sur toutes les créatures d'un ordre inférieur, sur tous les êtres animés qui lui sont connus. On sait assez que la définition vulgaire de l'homme ( un animal raisonnable) est fondée sur cette pensée.

Si nous demandons aux philosophes modernes des notions plus précises sur ce sujet, nous en obtiendrons, à la vérité, des réponses plus explicites, mais trop peu uniformes, et surtout trop générales et trop vagues pour nous satisfaire complètement. << La raison, suivant Locke, est une révélation na<< turelle au moyen de laquelle le père de la lumière, « la source éternelle de toute connaissance, com

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«

qu'il a mise à la portée de leurs facultés natu« relles *. » — « Il y a en moi, dit Fénelon, sur le « même sujet, quelque chose qui m'inspire, pourvu « que je l'écoute,... qui me préserverait sans cesse « de toute erreur, si j'étais docile et sans précipita<< tion. Car cette inspiration intérieure m'apprendrait << à bien juger des choses qui sont à ma portée, et << sur lesquelles j'ai besoin de former quelque juge<«< ment. Pour les autres, elle m'apprendrait à n'en juger pas, et cette seconde leçon n'est pas moins «< importante que la première. Cette règle intérieure « est ce que je nomme ma raison >> Enfin la plupart des écrivains, tant anciens que modernes, opposent sans cesse la raison aux sens et aux passions. <«< Les passions, dit Bossuet, n'étant inspirées que par « le plaisir et par la douleur, qui sont des sentiments << où la raison n'a point de part, il s'ensuit qu'elle << n'en a pas non plus dans les passions ***. »

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Mais, si l'on a regardé le plus souvent la raison comme une faculté supérieure à toutes les autres et destinée à leur imposer ses lois, il s'est trouvé aussi un assez grand nombre de penseurs qui ont pris à tâche de l'humilier et de la convaincre elle-même de toute son impuissance. Pascal, par exemple, dans

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** Démonstration de l'Existence de Dieu, etc., Ire partie, art. LIV.

***

De la Connaissance de Dieu, etc., c. I, art. XIX.

un de ses plus éloquents écrits, renforçant de toute la puissance de son génie et de son talent les arguments sceptiques de Montaigne, déclare, tout dogmatique qu'il est, qu'on ne peut voir sans joie, dans cet auteur, la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes ; et il ajoute qu'on serait disposé à aimer de tout son cœur l'auteur d'une si grande vengeance, s'il l'avait exercée au profit de la révélation ou de la foi, qui, suivant lui, est l'unique source de toutes les vérités importantes*. D'un autre côté, Malebranche, qui ne voit aussi la vraie philosophie que dans la religion, prétend que la raison, comme il la conçoit, est infaillible, immuable, incorruptible, et que Dieu même la suit. « L'é« vidence, dit-il enfin, l'intelligence, est préférable << à la foi; car la foi passera, mais l'intelligence sub« sistera éternellement.... Mais la foi est un terme <«< aussi équivoque que celui de raison, de philoso«phie, de science humaine **. »

* Voyez les Pensées de Pascal, re partie, art. XI, Sur Épictète et Montaigne.

Malebranche, Traité de morale, 1re part., c. II, art. XI. Il est vrai que cet auteur prétend que « la raison qui éclaire « l'homme est le Verbe, ou la sagesse de Dieu même. » ( Ch.I, art. I). Mais comme on ne voit nulle part dans ses écrits que sa raison fût autre chose qu'une raison purement humaine, il est permis de prendre les choses raisonnables qu'il dit, dans le seul sens où elles sont intelligibles pour les autres hommes, et où probablement elles l'étaient pour lui-même.

Enfin, si nous consultons des écrivains moins passionnés que les deux derniers que je viens de citer, car on ne peut méconnaître dans leurs expressions l'empreinte d'un sentiment vif et profond qui les animait; si, dis-je, nous cherchons à connaître l'opinion d'un philosophe de profession, qui a soigneusement étudié ce qui avait été dit avant lui sur cette question et qui y a consacré ses propres méditations, voici ce que nous trouvons dans M. D. Stewart: « Il s'en faut beaucoup que le mot raison « ait dans l'usage un sens précis et déterminé. Néanmoins il désigne, dans le langage commun et le plus populaire, la faculté par laquelle nous distin« guons le vrai du faux, le juste de l'injuste, et qui « nous sert à combiner les moyens propres «< conduire à un but, à une fin particulière.... C'est « là le sens qu'a, en général, ce mot, ou ceux qui « lui correspondent dans toutes les langues *. »

à

nous

Il n'y a donc, au moins à ma connaissance, aucun philosophe, aucun écrivain, qui ait donné de la raison une définition ou une description précise. Mais il est facile de reconnaître, dans plusieurs des passages que j'ai extraits des plus illustres auteurs modernes, un fonds d'idées sur lequel ils s'accordent entièrement. Quant à l'opposition de sentiments que

* Elements of the Philosophy of the human mind, v. II, p. 4 et 5, 2me édit. in-8°. Edinburgh, 1816.

l'on peut observer chez quelques-uns d'entre eux, elle semble tenir plutôt à la différence des points de vue sous lesquels ils ont considéré ce sujet, qu'à quelque obscurité impénétrable, ou à quelque contradiction qui soit propre au sujet lui-même. Il est impossible, en effet, qu'un mot dont tout le monde se sert, et qui a son équivalent dans toutes les langues, ne soit pas l'expression de quelque chose de réel, de positif et même de très commun. Essayons donc de démêler, dans l'emploi que l'on en fait le plus ordinairement, quelle est la chose qu'il désigne.

§ 2. Recherche sur la signification la plus ordinaire du mot raison.

Or, nous disons d'un homme qu'il a raison: 1o quand ses perceptions sont conformes à la réalité de leurs objets, au moins relativement à la nature de ses facultés et de l'entendement humain en général ; 2° quand ses intuitions de rapport et ses souvenirs sont également conformes à la réalité de leurs objets ou des choses, soit en lui-même, soit hors de lui; 3o quand les actes de sa volonté et des facultés qui en dépendent (attention, imagination, désir, préférence, etc.), sont déterminés par des sentiments conformes aussi à cette même vérité, dans les choses et dans les mœurs, en un mot soit qu'on les considère dans leurs motifs, soit que l'on envisage leurs conséquences ou leurs résultats; 4° enfin, nous

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