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que leur tendance constante vers une situation meilleure finisse par l'amener en effet. Or, cela ne peut guère manquer d'arriver, lorsque le plus grand nombre des citoyens commence à comprendre que les affaires publiques ne sont ainsi appelées que parce qu'elles ne sont pas seulement celles de quelques individus, mais, au contraire, parce qu'il n'y a personne qui n'y soit intéressé. Aussi, du moment où un peuple a senti le prix de la liberté, presque tout le monde observe avec anxiété les dangers dont elle peut être menacée par les pouvoirs qui ont mission de la protéger. La moindre atteinte portée aux garanties individuelles produit de toutes parts un sentiment d'inquiétude ou d'indignation, qui est le plus sûr indice du progrès que la société a déja fait dans cette route de perfectionnement, et l'avertissement le plus salutaire que puissent recevoir les hommes qui dirigent les affaires, s'ils savent le comprendre.

Au reste, celui qui considère avec calme et impartialité le cours des événements dans les sociétés humaines, est forcé de reconnaître qu'ils sont toujours ce qu'ils pouvaient et devaient être à une époque donnée. Quelqu'affligeant que soit le spectacle qu'ils offrent trop souvent à l'observateur philosophe, il lui semble plus sensé de chercher à en apprécier les causes, que de s'irriter ou de s'indigner contre quelques individus que les circonstances ont

placés de manière à exercer une puissante et funeste influence sur les destinées de leurs contemporains. Sans doute il ne peut ni ne veut se défendre d'un sentiment profond d'aversion pour tout homme qui commet sciemment des actes de violence et d'iniquité; mais il reconnaît en même temps que les chefs des gouvernements, quand ils commettent de pareils actes, sont bien plus les instruments aveugles de la force des préjugés, des opinions fausses, des sentiments déraisonnables et des habitudes vicieuses de leurs nations, que la cause directe et immédiate de tous les maux dont on les accuse.

Cette réflexion peut s'appliquer et s'étendre fort au-delà de la sphère des premiers et principaux dépositaires de la puissance publique. Car pourquoi par exemple, celui qui connaît le prix et l'importance de l'égalité civile, s'indignerait-il de voir des gens qui ont un mérite et des talents réels, et plus encore ceux qui n'ont ni talents ni vertus, solliciter ou rechercher avec empressement les distinctions et les titres honorifiques dont le gouvernement dispose, quand presque tout le monde semble y attacher une valeur entièrement indépendante de tout mérite véritable, ou des services qu'on peut avoir rendus à l'état; quand on prodigue de toutes parts des témoignages d'estime et d'admiration à ceux qui les obtiennent, uniquement parce qu'ils les ont obtenues? Les gouvernements multiplieront donc ces titres

ou ces distinctions, ils en feront la récompense d'un dévouement servile à leur pouvoir, tant qu'ils verront le public sanctionner par son suffrage un pareil abus, et il en sera de même de tous les autres.

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« On se persuade, dit, à ce sujet, un publiciste distingué, qu'il est possible de détruire un abus, << avant d'avoir détruit le vice ou l'erreur populaire << sur lesquels il est fondé, avant d'avoir rendu pré« dominantes les idées et les habitudes qui lui sont <«< contraires : c'est une erreur déplorable.... Je pas<< serais successivement en revue tous les genres d'oppression qu'un peuple peut souffrir, que je <«< serais assuré d'en découvrir les appuis dans des « erreurs répandues, dans des vices accrédités. Bien loin de tirer leur force du despotisme, c'est de «< ces vices et de ces erreurs que le despotisme, en général, tire la sienne.... Non seulement on n'est << pas sûr de corriger un abus, en faisant la guerre << au pouvoir qui le protége, mais, pour le détruire, «< il ne suffirait pas même d'avoir ce pouvoir pour << auxiliaire *. >>>

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Voyez l'ouvrage intitulé: La morale et l'industrie, considérées dans leurs rapports avec la liberté ( p. 424 et suiv.), par M. Dunoyer. Nous citons avec plaisir ce livre, remarquable par l'excellent esprit dans lequel il a été composé, et par la méthode exacte et rigoureuse que l'auteur applique à la question qu'il traite. C'est l'induction, fondée sur une

§ 8. Conséquences de ce qui précède, influence de la liberté sur la vertu et sur le bonheur des individus.

On peut, ce me semble, tirer de tout ce qui a été dit dans ce chapitre et dans le précédent, plusieurs conclusions importantes, dont la vérité est confirmée ́ par l'histoire des sociétés humaines à toutes les époques de leur existence:

I. Chez tous les peuples asservis à un gouvernement despotique, qui n'a en vue que l'intérêt d'un individu, d'une famille, d'une caste sacerdotale ou nobiliaire, d'un corps aristocratique ou oligarchique, il ne peut exister, ni garanties individuelles, ni liberté pour personne. Une telle société, si l'on peut lui donner ce nom, ne se compose que de deux classes d'hommes les oppresseurs et les opprimés. Ceux-ci travaillent seuls pour le compte des premiers, qui leur ravissent, ou par force, ou sous les plus vains prétextes, la presque totalité du fruit de leurs travaux. Les hommes de la classe supérieure ou dominatrice, n'ont de force et d'énergie que pour se combattre ou se dépouiller violemment les uns les autres, pour opprimer les malheureux sujets, pour attaquer et piller les nations voisines, ou pour

analyse approfondie du sujet, et sur une connaissance fort étendue de presque tous les faits importants qui s'y rappor

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résister à leurs agressions. La corruption la plus profonde, les vices et les crimes de toute espèce, sont le résultat inévitable d'un pareil ordre de choses, et infectent presque également les deux classes de la société. La classe dominatrice, que ses vices et ses fureurs tendent rapidement à détruire, se complète ou se répare, à la vérité, en adoptant ou recevant dans son sein des hommes de la classe asservie : mais elle ne choisit que ceux qui ont le plus d'analogie avec elle-même, c'est-à-dire ordinairement les plus vicieux et les plus pervers de cette classe, quelles que soient d'ailleurs les qualités naturelles, force. courage, adresse, ou intelligence, qui les distinguent. Cette circonstance est donc peu propre à unir ou à rapprocher les deux classes, qui ne peuvent qu'être hostiles l'une à l'égard de l'autre, et qui vivent en effet, dans un état de guerre sourde ou déclarée, à peu près constant. Tels sont les inévitables effets du pouvoir et dela richesse, réunis dans un petit nombre de mains, , par des moyens contraires à la raison, à la justice, et par conséquent à la nature des choses. Au reste, c'est à l'ignorance la plus grossière et à la barbarie qui en est une suite nécessaire, bien plutôt qu'à quelque perversité naturelle au cœur de l'homme, qu'il faut attribuer tous ces maux. Car une nation ainsi constituée marche incessamment vers sa ruine, et ne saurait manquer d'y arriver, dans un intervalle de temps plus ou moins long, à moins que l'ordre

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