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ses concitoyens. Car, s'il les a déja obtenues par des travaux utiles ou par des actions d'éclat, le gouvernement ne fait alors que déclarer ce que la voix publique avait prononcé avant lui. Si, au contraire, il se prononce en faveur d'un homme sans mérite et sans talents, celui-ci n'en demeure pas moins ce qu'il était auparavant. Les marques distinctives, les titres honorifiques que l'on accorde à quelques individus n'ont donc pas une utilité bien réelle pour la société, et n'ont guère pour les gouvernements eux-mêmes que des avantages illusoires. Car quand ils les prodiguent pour se faire des partisans ou des créatures, c'est plutôt un indice de leur peu de popularité et de leur peu de confiance dans l'affection qu'on leur porte, qu'un moyen de remédier à cet état de choses toujours fâcheux.

Quand même ces signes extérieurs de l'inégalité ne seraient accordés qu'au mérite réel, quand même ils seraient la récompense de services incontestables, ils auraient encore quelque inconvénient. Mais qui ne sait pour combien de gens ils ne sont que le supplément de tout moyen de véritable considération? Qui ne sait par combien de motifs étrangers, ou d'actions tout-à-fait contraires au bien public, on les a obtenus dans tous les temps? Loin donc de faire naître et d'encourager une noble et généreuse émulation, ces distinctions donnent aux sentiments presque tous ceux qui les obtiennent ou qui les

de

désirent, une direction aussi fausse que dangereuse. Elles introduisent, au sein d'une nation, une sorte d'horreur pour l'égalité, un esprit général de rivalité et de jalousie qui prévient ou étouffe les sentiments de bienveillance générale, si nécessaires à la paix publique. Elles font contracter à la partie la plus nombreuse du peuple des habitudes serviles, conséquence presque inévitable du langage abject qu'elles lui imposent. Enfin elles faussent également les sentiments et les idées de ceux qui sont parvenus à obtenir ces titres ou ces distinctions, en leur donnant une opinion exagérée d'eux-mêmes, et en leur faisant perdre toute notion juste et raisonnable du vrai mérite et de la véritable dignité de l'homme *.

*

On a remarqué que plus un peuple est esclave, plus il est plongé dans l'ignorance et la barbarie, et plus les titres honorifiques, les marques extérieures de distinction y sont multipliés. C'est alors surtout que sa langue se charge d'expressions ridiculement hyperboliques, et qu'il semble employer toute son intelligence à imaginer des termes propres à exagérer sa bassesse et à exalter le stupide orgueil de ses oppresseurs. Il suffit, pour reconnaître cette vérité, de parcourir l'immense catalogue des dignités du bas-empire chez les Grecs. Mais nous ne voyons plus dans chacun de ces vains titres qu'un piedestal gothique et mesquin, sur lequel on avait placé des nains, à qui l'on voulut donner, pour quelques moments, une apparence de grandeur, et qui n'eut jamais ni convenance ni proportion avec la grandeur véritable.

§ 7. Comment peuvent s'établir et se conserver les garanties individuelles, qui sont le plus solide fondement de la liberté civile.

L'influence du gouvernement sur la vertu, et par conséquent sur le bonheur du plus grand nombre des hommes, est un fait incontestable; mais malheureusement l'espèce humaine semble, sous ce rapport, condamnée à tourner, en quelque sorte, dans un cercle d'actions et de réactions, tantôt contraires et tantôt favorables au bien de la société. Car la législation et l'administration ne sont, en dernier résultat, que ce que les peuples veulent ou souffrent qu'elles soient; puisque les lois et les gouvernements n'existent que pour les peuples, ou, au moins, par eux. Il faut bien, en effet, que les chefs des nations adoptent ou paraissent adopter les sentiments et les opinions bien prononcées du plus grand nombre de leurs sujets. Henri IV, pour rentrer dans Paris, fut obligé de se conformer au vœu des Français, en allant à la messe; et Jacques II, pour s'être obstiné à y'aller, contre le vœu des Anglais, fut forcé de sortir de Londres. Toute la question de la réforme ou de l'amélioration du gouvernement d'une nation se réduit donc à déterminer comment et de quelle manière cette nation peut agir sur son gouverne

ment. Or, elle ne le peut véritablement que par le progrès de la raison publique, par la puissance des

opinions saines, des habitudes raisonnables et des sentiments généreux qui existent dans la masse des citoyens. En un mot, les voies légales sont les seules qu'elle puisse suivre pour arriver sans danger à ce but.

Car toute révolution, ou, en général, toute action violente d'une nation qui s'élève contre son gouvernement, est toujours, accompagnée de maux incalculables. Les peuples en ont si bien la prévoyance, en quelque sorte instinctive, qu'ils ne se portent la plupart du temps à une insurrection générale, que quand ils y sont forcés par l'excès de la tyrannie, ou par le poids intolérable des charges dont on les accable. C'est donc toujours par la faute des gouvernements que ces crises funestes arrivent. Soit défaut de lumières, soit prévention ou perversité dans ceux qui dirigent les affaires, ils sont ordinairement la cause immédiate des révolutions violentes : car la patience des peuples est grande, et ils n'ont presque aucuns moyens d'agir avec ensemble et surtout avec suite. D'un autre côté, il ne manque guère, en de pareilles circonstances, de s'élever du sein de la multitude une foule d'ambitieux subalternes, qui, une fois arrivés au pouvoir, se livrent, sous de nouveaux prétextes et sous des formes nouvelles, à tous les excès de despotisme, aux cruautés et aux dilapidations qu'ils reprochaient à ceux qu'ils ont renversés. Ils tombent donc encore plus rapidement que

ceux-ci, parce qu'ils ont moins d'appui dans les habitudes et dans les sentiments du peuple, qui d'ailleurs est justement indigné d'avoir été trompé par eux.

Cependant, il peut arriver que le peuple obtienne, par ces moyens terribles, une partie des réformes qu'on aurait dû accorder à ses réclamations paisibles, et à la nécessité impérieuse où il était réduit avant d'y avoir recours. Mais, encore une fois, les améliorations importantes et durables ne peuvent être que le résultat de la force des choses, de la presque unanimité des opinions et des sentiments, et de leur action calme et lente, mais irrésistible, sur les institutions et la forme du gouvernement. Car, lorsque par le progrès des lumières et de la raison, l'ordre de choses, auparavant existant, devient chaque jour plus étranger, plus antipathique à la très grande majorité des individus, les tentatives indiscrètes, les violences partielles que hasardent quelquefois les dépositaires de la force publique, pour arrêter la marche des idées ou pour la faire rétrograder, ne peuvent plus que hâter le changement total qu'ils redoutent.

Ainsi, ce sont toujours, en dernier résultat, les peuples qui font eux-mêmes leurs destinées, soit que, par ignorance et par défaut d'énergie, ils donnent leur assentiment à un système de gouvernement contraire à leur prospérité et à leur honneur, soit

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