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les mêmes idées appartiennent souvent à différents groupes auxquels elles se sont unies, à raison de quelques analogies qu'elles ont avec les uns et avec les autres, suivant le point de vue sous lequel l'esprit les envisage. De là vient que la suite de nos pensées nous conduit quelquefois, en fort peu de temps, d'une idée à une autre, qui semble n'avoir, avec la première, qu'un rapport fort éloigné. Voilà pourquoi, dans la conversation, on est par fois surpris d'entendre l'un des interlocuteurs faire une question, ou avancer une proposition, qui semble n'avoir aucun rapport avec le sujet qu'on y traite. C'est qu'on ne remarque pas, ou que même on ne peut pas deviner la suite de pensées qui l'a amené jusque là. Peut-être cependant la devinerait-on, dans bien des cas, si l'on connaissait parfaitement celui qui fait la question ou la proposition, si l'on savait quelle est sa profession, son caractère, quelles sont ses études ou ses occupations habituelles.

Car, indépendamment des associations d'idées premières et nécessaires, qui composent le fonds de connaissances commun à presque tous les hommes, au moins ceux d'un même pays et d'une même époque, il y a aussi des associations d'idées familières à ceux qui exercent une même profession, qui appartiennent à une même classe dans l'État, aux individus d'une même société. Enfin, il y en a aussi qui sont exclusivement propres à chaque individu, qui

se sont formées dans des circonstances qui lui sont tout-à-fait personnelles.

Ces diverses espèces d'associations peuvent donc se partager en deux classes: l'une, dans laquelle on pourrait faire entrer, d'abord celles qui sont, jusqu'à un certain point, constantes et régulières, qui résultent du développement naturel de nos facultés de tout genre, et produisent, à leur tour, ce fonds de connaissances, de passions, d'affections, de désirs, de craintes et d'espérances commun à presque tous les hommes. Car cet ensemble de conditions, auquel on donne le nom d'expérience, est comme le fondement et la cause de la sorte de prévision, ou même de divination, qui préside aux déterminations les plus ordinaires de l'individu et les plus nécessaires à sa conservation.

On pourrait comprendre encore, dans cette même classe, les associations d'idées qui résultent d'un état de société déterminé, et qui, par conséquent, diffèrent prodigieusement par l'effet des circonstances générales propres à chaque État, suivant qu'il est despotique, monarchique, aristocratique, républicain, etc. Et si l'on considère les groupes plus ou moins considérables dans lesquels se partagent les grandes masses des sociétés humaines, nobles et puissants, bourgeois, artisans, professions diverses, corporations, familles, on y reconnaîtra autant de circonstances propres à déterminer, dans les indivi

dus qui les composent, un fonds d'associations d'idées à peu près le même pour tous, ou qui peut, en effet, avoir pour chacun d'eux les mêmes avantages et les mêmes inconvénients. C'est même à ce fonds d'idées communes ou d'associations d'idées, produites par les causes que je viens d'indiquer, que se rapportent les expressions d'esprit national, esprit de secte, de parti, de corps, de famille, etc. Sur quoi il est à remarquer que l'intérêt et l'importance des idées, et surtout celle des sentiments qui s'y joignent, va, pour ainsi dire, diminuant à mesure qu'ils se portent sur un moindre nombre d'individus, jusqu'à ce qu'arrivé aux associations d'idées qui produisent dans un homme l'occupation unique et absolue de soi-même, ou l'égoïsme complet, on trouve qu'alors les avantages de ce genre d'associations sont presque nuls, et les inconvénients aussi graves et aussi nombreux qu'ils puissent l'être.

La seconde classe d'associations comprend celles qui, comme je l'ai dit, sont propres à chaque individu, et relatives aux circonstances de sa vie, à sa première éducation, à sa situation personnelle dans le monde, aux liaisons d'amitié ou d'intérêt qu'il a pu y contracter. C'est là surtout ce qui, indépendamment des différences primitives d'organisation ou de tempérament,produit cette variété infinie de nuances qui distinguent les hommes les uns des autres; en sorte qu'il ne peut pas y en avoir deux qui se

ressemblent, sous ce rapport, comme sous tous les autres, et qu'il n'y en a pas un qui puisse être entièrement semblable à lui-même, sous quelque rapport que ce soit, en différents temps. Car les associations d'idées des deux classes que nous venons de parcourir, se modifient sans cesse les unes les autres, bien qu'elles soient susceptibles d'acquérir, par l'habitude, plus de constance et de ténacité.

Locke est le premier écrivain qui ait appelé l'attention des philosophes sur les phénomènes qui dépendent de la liaison des idées, et il observe qu'elle est, dans plusieurs cas, la cause d'une véritable folie *. Condillac remarque qu'en effet on peut attribuer à cette cause les déplorables effets que produit trop souvent la lecture des romans, et celle de certains livres de dévotion, sur les imaginations vives et mobiles **. Hume rapporte les liaisons d'idées aux trois principes suivants : Ressemblance, contiguïté de temps ou de lieu, et causalité ou rapport de la cause à l'effet ***. Mais cette vue, digne sans doute d'un philosophe aussi distingué, aurait pourtant besoin d'être plus approfondie, et surtout développée par un choix d'exemples propres à l'éclairer de plus de lumière. Enfin, M. Dugald-Stewart, celui

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Essai sur l'entendement, liv. II, chap. 33.

** Cours d'étude, t. IV, Art de penser, chap. V.

***

Essays and treatises, etc., C., vol. II, essai 3.

des écrivains modernes, qui, à ma connaissance, a traité ce sujet avec le plus d'étendue, et qui a ajouté plusieurs observations judicieuses à celles que l'on avait déja, remarque que l'association des idées 'agit sur nos opinions spéculatives, 1o en nous faisant confondre, les unes avec les autres, des choses qui, de leur nature, sont différentes, ce qui ne saurait manquer de jeter le trouble dans nos raisonnements sur ces choses-là; 2o en nous faisant faire de fausses applications du principe de prévoyance qui juge de l'avenir par le passé, et sur lequel est fondée toute expérience; 3o en liant entre elles dans notre esprit des opinions erronées avec des vérités certaines, et dont l'importance nous frappe *.

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Mais ce sujet, malgré les efforts qu'y ont consacrés les hommes célèbres dont je viens de parler, n'a encore été traité, à beaucoup près, avec l'étendue et la méthode qu'il serait à désirer qu'on y eût tée. J'ajouterai à ce que j'en ai dit ici une observation qui me semble propre à faire comprendre l'importance qu'il me paraît avoir, et jusqu'à quel point il est vrai de dire qu'il influe sur toute notre raison et sur toute notre existence. En effet, les liaisons d'idées dont se composent les habitudes ordinaires de notre vie, quand elles viennent à être rompues brusque

*

Elements of the Philosophy of the human mind, vol. I, chap. V.

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