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comme gouvernés, ou simples citoyens. Sans doute il y en a un nombre immense, qui n'ont qu'une connaissance très imparfaite des droits que ces lois leur donnent et des devoirs qu'elles leur imposent ; presque aucun d'eux, dans les temps ordinaires, n'a été appelé à juger et à consentir les clauses les plus importantes du contrat qui les régit, puisqu'excepté les époques, toujours plus ou moins funestes, où elles viennent à être changées violemment, en tout ou en partie, tous naissent et meurent sans avoir eu occasion d'entrer dans une telle discussion, ou de donner un pareil consentement. Mais c'est précisément pour cela que toute violation, manifeste ou frauduleuse, des lois fondamentales, est un des plus grands crimes dont on puisse se rendre coupable. C'est parce que la paix et la sécurité de la société tout entière reposent sur la fidélité avec laquelle elles sont observées, que tout homme qui a quelques sentiments d'honneur, de justice et d'humanité, en réclame avec énergie la stricte observation, même quand il les juge imparfaites et susceptibles d'amélioration. Car dans le progrès nécessaire des lumières et de la civilisation, au sein d'une société paisible et régulière, il est sans doute inévitable que les lois soient modifiées et appropriées à de nouveaux besoins ; mais toute réforme vraiment utile et avantageuse ne peut résulter que de ce progrès même de la raison publique, et ne doit s'opérer que par les

moyens qu'autorisent les lois actuellement exis

tantes.

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§ 2. De la Loi.

En effet, on peut définir, ce me semble, la loi, en général, ou l'ensemble des lois politiques, civiles, criminelles, etc., la force, ou le système de forces, qui donne le mouvement et la vie au corps social, qui le conserve et le maintient dans un état de prospérité croissante. Car toute force imprime une direction, un mode déterminé d'action à tout ce qui se trouve dans sa sphère d'activité, et oppose une résistance plus ou moins efficace à tout ce qui a un mouvement ou une direction contraire. Or, le système des lois auxquelles une nation est soumise est bien évidemment une pareille force, puisqu'il est le mobile qui donne lieu à une suite non interrompue d'actions très diverses, et qu'il empêche une quantité très considérable d'autres actions. Cette force donc, qui a donné l'existence aux sociétés politiques, et qui les conserve, ne peut être, dans l'origine et dans toute la durée de leur existence, que le résultat des volontés des individus, déterminées par leurs besoins et par les circonstances de tout genre au milieu desquelles ils ont été placés par la suite des événements. Les peuples lui ont long-temps obéi, avant de la connaître distinctement et sous son vrai nom. Elle a

été exprimée dans des maximes de morale ou de religion, dans des usages et des coutumes qui, se transmettant de génération en génération, se modifiaient ou s'altéraient de différentes manières. Bien des siècles se sont écoulés, avant qu'on eût observé les divers modes d'action de cette force avec assez d'attention ou de sagacité pour qu'on pût essayer de les décrire. Car les lois que l'on grava d'abord sur le bois, l'airain ou la pierre, n'étaient en effet que la description des actions commandées ou défendues par l'autorité publique, et dont l'avantage ou le danger, réel ou présumé, était auparavant à peu près universellement reconnu par tous les membres de la société. On ne fit ainsi que constater et exposer d'une manière plus précise ce qui se faisait depuis long-temps d'un commun accord, et qu'on croyait avantageux qui se fìt à l'avenir. Plus tard, on recueillit ces descriptions ou ces lois, on les classa de diverses manières, à raison des différents objets auxquels elles s'appliquaient, et l'on eut ainsi l'expression plus ou moins exacte de la force qui donnait, comme nous venons de le dire, la vie à la société, qui l'avait conservée et maintenue.

Toutefois, il faut bien remarquer que le recueil des lois auxquelles une nation obéit, peut comprendre, et comprend même toujours, outre les lois véritables, et qui sont l'expression de cette force réelle, un grand nombre d'autres lois, décrets ou ordonnan

ces, qui ne peuvent qu'être fort abusivement considérées comme en faisant partie, puisqu'elles lui sont, au contraire, entièrement opposées. En sorte que la loi, proprement dite, ou la force essentielle de la société, ne peut exercer son action vivifiante et conservatrice, qu'autant qu'elle parvient à triompher des résistances et des obstacles que lui opposent ces fausses lois, qui semblent quelquefois être les plus importantes, et devoir presque seules fixer l'attention et mériter le respect des citoyens.

Le caractère de la loi véritable, l'effet qu'elle tend incessamment à produire, c'est que la puissance et l'ensemble des ressources de tout genre qui résultent de la portion contributive de chaque membre de la société, ce qu'il y consacre de talents, d'activité, et des richesses qu'il possède, soit employé, autant qu'il est possible, pour le plus grand avantage de tous, ou au moins de l'immense majorité, et revienne à chacun en proportion des services qu'il rend à la communauté. En un mot, le caractère de la vraie loi, c'est la justice, en prenant ce mot dans toute la rigueur et dans toute l'étendue de son acception. Suivant cette manière de voir, ce n'est ni un monarque, ni un corps aristocratique ou oligarchique, quel qu'il soit, ni même le peuple tout entier, que l'on peut regarder comme le souverain. Le pouvoir suprême, auquel tous les membres de la société sont tenus d'obéir franchement et sincère

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ment, est uniquement celui de la loi; et les magistrats de tout ordre et de tout rang n'ont d'autorité réelle et légitime *, que celle qu'elle leur attribue. Car la loi étant, d'après notre définition, la force qui maintient et conserve la société dans un état de prospérité croissante, il faut qu'elle soit, dans tous ses modes d'action, réellement conforme à ce but; qu'elle soit l'expression de la raison publique, à chaque époque de l'existence du peuple ou de la nation qu'elle régit.

On peut considérer toutes les sociétés politiques comme gravitant vers l'un ou l'autre de deux extrêmes opposés, l'un en bien et l'autre en mal, sans pouvoir en effet atteindre complètement aucun d'eux. L'une de ces limites est l'autorité absolue de la loi,

* La légitimité de droit divin, en vertu de laquelle des nations entières ont été considérées comme la propriété d'un individu ou d'une famille, a été une invention des prêtres, qui n'ont jamais respecté ce prétendu droit, qu'autant que cela convenait à l'intérêt de leur propre domination sur les princes et sur les sujets. Aussi ont-ils prétendu en être les dispensateurs exclusifs, et l'ont-ils méconnu et bravé de la manière la plus scandaleuse, toutes les fois que les rois ont refusé de se soumettre à leurs caprices. L'histoire des Mèdes et des Perses, des Égyptiens, des Juifs, et surtout des états de la chrétienté, dans tout le moyen âge, en offre continuellement la preuve. Les rois n'ont donc aucun intérêt à l'établissement d'une pareille fiction. Ce n'est, ni par eux, ni pour eux, qu'elle a été imaginée.

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