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un bonheur infini, ne semblaient pourtant avoir pour but que de faire régner la justice et la vertu sur la terre. Ce que l'on appelle proprement dogmes religieux, paraît n'avoir eu presque aucune importance chez les peuples qui ont admis la pluralité des dieux. Mais lorsque le principe ou le dogme de l'unité de Dieu eut commencé à s'établir dans l'empire romain, par exemple, avec la religion chrétienne, dès lors aussi l'on commença à envisager le culte sous un nouveau rapport. On considéra les croyances religieuses, ou la foi, comme devant décider du bonheur ou du malheur éternel des hommes, presque indépendamment de leur conduite morale, presque indépendamment des actions vertueuses ou coupables qui auraient marqué le cours de leur vie. Non pas sans doute qu'on regardât le crime comme une chose indifférente, et qui ne dût pas exposer à des peines éternelles; mais enfin la vie la plus irréprochable ne devait pas en garantir ceux qui n'auraient pas eu sur la Divinité les opinions et les sentiments que l'on a depuis appelés Orthodoxes.

Cette révolution dans les idées religieuses des peuples soumis à l'empire romain s'opéra surtout au temps de Constantin, par l'adoption que cet empereur fit de la religion chrétienne, et par le puissant appui qu'il lui donna. Dès lors, en effet, le dogme l'emporta de beaucoup sur la morale, et devint la partie essentielle de la religion. Mais il est évident que

celle-ci, consistant désormais dans des opinions abstraites et métaphysiques, devenait au fond toutà-fait étrangère, tout-à-fait inaccessible à l'intelligence de l'immense majorité des hommes appelés à la pratiquer. Le sentiment religieux devait prendre, par l'effet de cette révolution, une direction, sinon tout-à-fait fausse, au moins propre à l'égarer de mille manières, comme il arriva au milieu de cette foule de partis, d'hérésies, de querelles violentes et envenimées, que virent naître les siècles qui suivirent immédiatement l'évènement dont nous parlons. C'est alors que parurent dans le monde ces deux puissances, du sacerdoce et de l'empire, que l'on vit depuis, tantôt rivales, tantôt unies, mais toujours réellement inconciliables, toujours funestes, par leur union, à la prospérité des peuples, aux progrès de la vertu et du bonheur social, et ne servant jamais l'une et l'autre que par l'éclat et le scandale de leurs divisions.

Quelle est donc la cause de cet étrange phénomène? C'est que chacune de ces puissances méconnut sa nature et sa destination; c'est qu'on s'obstina à confondre deux ordres de choses essentiellement étrangers l'un à l'autre, et qui n'ont et ne peuvent avoir absolument rien de commun. Le polythéisme était, par sa nature, un système religieux de tolérance presque universelle, au moins pour tout ce qui pouvait tenir aux opinions purement rationnelles

sur la Divinité, sur son essence et sur ses attributs. Il s'était associé, par le but et par l'esprit de ses rites et de ses cérémonies, à l'ordre politique des sociétés, mais il ne le dominait ni n'aspirait à le dominer; il n'en faisait qu'une partie au fond tout-à-fait subalterne, et laissait à la raison ou aux croyances individuelles toute l'indépendance qu'on ne saurait leur ôter sans introduire dans la société des causes de troubles et de désordres sans cesse renaissants. Le polythéisme avait donc accoutumé les peuples à reconnaître une sorte d'unité dans le culte et dans la

religion, comme ils la reconnaissaient dans le pouvoir civil auquel ils étaient soumis. Mais, du moment où la religion, au lieu d'être, comme auparavant, la manifestation de cette partie du sentiment religieux qui inspire aux hommes le désir et le besoin de mettre leurs intérêts les plus chers sous la protection des puissances invisibles, devenait la connaissance des rapports invariables et nécessaires qui existent entre chaque individu et Dieu lui-même, la règle des devoirs qu'il a à remplir envers son souverain maître, le fondement d'espérances et de craintes qui nous mettent sans cesse sous les yeux ou une félicité sans bornes, ou un malheur sans terme et sans mesure, alors la question change entièrement de face. Si, comme être moral, j'appartiens à la famille, à la patrie, à l'humanité tout entière : comme adoptant telle ou telle opinion religieuse, tel ou tel

culte, je ne puis plus appartenir qu'à moi-même, je ne puis obéir qu'à mon jugement, à ma raison, à ma conviction intime; je ne puis, en un mot, dépendre que de moi-même.

Un nombre plus ou moins grand de mes semblables peuvent s'unir à moi et adopter les mêmes opinions, les mêmes pratiques religieuses, consentir à des lois, à des règles de discipline, qu'ils s'engageront à observer fidèlement. Mais que quelqu'un d'entre eux vienne à reconnaître, ou s'imagine avoir reconnu que, sous peine de risquer son salut éternel, il ne peut plus demeurer uni avec ceux dont il avait jusque là partagé la croyance, quelle puissance au monde peut avoir le droit de le contraindre à croire ce qu'il ne croit pas? Quelle puissance au monde pourrait le garantir ou le dédommager des maux qu'il redoute? Il est évident que tout dissentiment de ce genre, entre un ou plusieurs individus et une société ou communion, quelque nombreuse qu'on la suppose, ne peut être aplani que par la voie de la persuasion. L'intervention d'une force extérieure quelconque, fût-ce même celle de l'état tout entier contre un seul dissident, ne peut absolument être d'aucun poids dans la question. Cette force peut facilement lui ôter la vie; elle est tout-à-fait impuissante à lui faire adopter sincèrement et du fond du cœur (condition indispensable dans ce cas ) une opinion purement rationnelle, et les pratiques qui

en sont la conséquence *. C'est l'ignorance ou l'oubli de cette vérité palpable, qui, dans tous les temps et dans toutes les sectes, a produit cette foule innombrable de martyrs dont le sang a rougi les échafauds, et contre lesquels on a vainement épuisé l'appareil des supplices et toutes les tortures inventées par le génie de la persécution.

§ 5. Intérêts religieux, opposés au sentiment religieux. Conclusion.

Comment une vérité aussi incontestable que celle que nous venons d'énoncer a-t-elle pu être si longtemps et si universellement méconnue? Comment est-elle encore si peu comprise, même chez les nations les plus civilisées de l'Europe, et pourquoi y est-elle quelquefois combattue avec tant de fureur et d'obstination? Comment enfin la plus barbare intolérance a-t-elle été trop souvent le caractère dominant d'une religion qui proclame hautement l'égalité et la fraternité entre tous les hommes? Cette ef

* Locke, dans sa Lettre sur la Tolérance, a traité le sujet de la liberté de conscience avec une admirable supériorité de talent et de raison. Connaissance approfondie du sujet, piété sincère et amour non moins sincère de la vérité, tout concourt à rendre cet écrit, malgré sa brièveté, l'un des plus utiles et des plus importants ouvrages de cet excellent auteur. C'est ce qui m'a engagé à revoir avec soin l'édition qu'en ont donnée, en 1825, MM. Bossange et Firmin Didot.

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