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et ces circonstances ne sont pas très rares. Mais, encore une fois, ces nobles et généreux sentiments, ce n'est pas moi qui me les donne : s'il existe un Dieu, c'est de lui qu'ils me viennent; et, si Dieu n'existe pas, je ne puis comprendre d'où ils me viendraient. Je renie ma propre nature, en méconnaissant le principe de causalité qui est, en quelque sorte, ma nature tout entière. Cela est impossible: il faut donc que Dieu soit : il faut qu'il comprenne dans son essence cette justice parfaite, absolue, dont il me laisse entrevoir, dans le cours de cette vie fugitive, une image affaiblie et imparfaite.

Croirons-nous donc que ces ames sublimes qui, dévouées à l'accomplissement des devoirs les plus sévères, uniquement occupées du bonheur des hommes, au point d'y sacrifier sans cesse tous les penchants les plus impérieux de la nature; qui, dansla vue d'accomplir la loi de Dieu, et dans l'espoir de mériter une vie meilleure, ont constamment retenu leurs sentiments, leurs affections, leurs passions, sous le saint empire de la vertu; un MarcAurèle, un Fénelon, et tant d'autres mortels qui, pour avoir été placés dans des conditions et dans des circonstances moins éclatantes, n'en sont pas moins dignes de nos hommages et de notre vénération, ont dû voir, au dernier jour, leurs plus nobles espérances s'évanouir, et n'auront été, pendant toute leur vie, que le jouet de la plus vaine des il

lusions? Quoi! ces terreurs involontaires qui se mêlent souvent aux prospérités du crime, qui reviennent du moins à de longs intervalles mêler à son triomphe de funestes pressentiments, et humilier par leur apparition importune l'orgueil de sa joie; quoi! ces angoisses qu'éprouve, au déclin de sa vie, un tyran qui fut le fléau de l'humanité, lorsque, jetant ses regards dans le passé, il n'y voit que les cadavres ensanglantés de ses victimes, ou le hideux tableau de ses débauches, lorsqu'il recule d'effroi devant la pensée de l'avenir qui va commencer pour lui, tout cela n'est qu'une puérile fantasmagorie, que la frayeur d'un enfant dans les ténèbres? Il y a pourtant là quelque chose de plus distinct et de plus explicite; et chaque fois qu'il ose y arrêter sa pensée, quelles lueurs terribles viennent éclairer cette sombre profondeur! car enfin il sait de quoi il s'épouvante, et pourquoi.

Un infortuné, accusé d'un crime impossible ou imaginaire, est traîné devant un tribunal composé dejuges pervers ou prévenus; un peuple entier, égaré par les mensonges de ses accusateurs, aveuglé par leurs artifices, le poursuit de ses clameurs et semble avoir soif de son sang; il ne peut ni faire entendre sa défense, ni peut-être la faire comprendre ; l'arrêt fatal est prononcé, il va perdre la vie par un affreux supplice, et son nom même demeurera en horreur à ses concitoyens, comme celui d'un vil scélérat.

Alors ses yeux chargés de douleurs s'élèvent vers le ciel, il prend Dieu à témoin de son innocence...... Mais nulle part dans l'univers le cri de sa détresse ne peut être ni compris ni entendu; le voilà seul avec son infortune! la voix même de sa conscience, qui le soutient encore contre le plus horrible désespoir, va bientôt être anéantie avec sa vie. Nousmêmes, qui comprenons si facilement tous ces sentiments, qui n'avons pu nous empêcher d'embrasser ces douces et séduisantes espérances d'un meilleur avenir, qui y sommes invinciblement ramenés dans toutes les occasions où notre ame est déchirée par la perte d'un être qui nous fut cher, par quelqu'un de ces chagrins amers et profonds contre lesquels le monde où nous vivons n'offre ni ressource, ni consolation; nous enfin et tous les êtres qui ont existé, ou qui existeront sur cette terre, nous sommes destinés à être éternellement la proie du néant!

Mais qu'est-ce donc que le néant? par quelle étrange fatalité ce mot, qui n'exprime que la négation de tout ce que nous pouvons connaître, savoir et comprendre, deviendrait-il à nos yeux un je ne sais quoi destiné à engloutir toutes les réalités? Comment tout ce qu'il y a de réel, d'existant, de connu ou de susceptible de l'être, appartiendrait-il à ce qui n'est ni réel, ni imaginable, en un mot à ce qui n'est rien? Comment cette chaîne indissoluble des rapports qui unissent le monde visible et matériel

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au monde invisible et intellectuel, serait-elle anéantie dans sa partie immatérielle, tandis qu'elle ne l'est pas, et ne saurait l'être, dans sa partie matérielle? Sans doute il nous est impossible de connaître et même de concevoir quel pourra être le mode particulier d'existence de notre ame, hors du système de conditions qui nous la manifeste actuellement; mais enfin nous comprenons du moins l'existence, et nous ne pouvons, en aucune manière, comprendre le néant.

§ 4. Le sentiment religieux, fondement des différents cultes et des religions positives.

On voit assez, par ce qui précède, que le sentiment religieux se compose, en quelque sorte, de ce qu'il y a d'indéfini dans nos sentiments moraux et intellectuels, c'est-à-dire, de tout ce qui, dans ces divers sentiments, se rapporte, d'abord à des objets indéfinis, indéterminés, à des causes imaginaires, et enfin à un objet infini, à la cause unique et suprême de tout ce que nous sommes et de tout ce qui est. Les hommes n'ont cherché et n'ont vu d'abord dans les dieux fantastiques qu'ils se sont faits, que des puissances capables de les garantir des maux qu'ils pouvaient craindre, ou de les affranchir de ceux qu'ils souffraient actuellement; capables de leur procurer les biens qu'ils désiraient, ou de les maintenir dans la jouissance de ceux qu'ils possédaient. Ils ont

naturellement été conduits à penser que ces puissances étaient, comme l'homme lui-même, susceptibles de se laisser fléchir par la prière, ou toucher par les marques d'un respect et d'un dévoûment sans bornes, ou charmer par la pompe des cérémonies instituées en leur honneur, par la richesse et la magnificence des dons qu'on leur offrait. En un mot, ils ont dû traiter les dieux comme ils traitaient les hommes puissants, les rois et les dominateurs des peuples. Ceux-ci ayant des ministres confidents de leurs pensées et exécuteurs de leurs ordres, des amis à qui ils accordaient des grâces, des faveurs spéciales, soit pour eux-mêmes, soit pour ceux qu'ils protégeaient, on reconnut aussi des ministres des dieux, à qui l'on attribua à peu près les mêmes privilèges et les mêmes avantages dont jouissaient ceux des rois. Mais s'il est arrivé quelquefois que les ministres des rois ont usurpé réellement la puissance de leurs maîtres, en feignant d'en être les sujets les plus fidèles et les plus soumis, il est arrivé bien plus souvent encore que les ministres des dieux se sont faits dieux eux-mêmes, en parlant toujours au nom de ces puissances invisibles, qui ne pouvaient pas avoir d'autres organes qu'eux.

Dans le système du polythéisme, les dieux considérés comme vengeurs du crime et comme rémunérateurs de la vertu, comme punissant l'un par des peines éternelles, et récompensant l'autre par

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