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la patience dans les douleurs physiques, ou la fermeté dans les souffrances morales, quand elles ne sont

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l'effet d'une stupide insensibilité, ou d'une lâche insouciance; la mâle énergie qui sait résister aux menaces ou aux persécutions d'un pouvoir injuste et tyrannique, aussi bien qu'à ses moyens de séduction et à ses dons corrupteurs; la noble indépendance qui éclate dans les discours des défenseurs de la justice et de la liberté publique, lorsqu'ils font entendre aux dépositaires de l'autorité, quels que soient leur rang et leur puissance, des vérités sévères ou importunes; en un mot, le courage militaire, civil, domestique, ou la fermeté d'ame absolument nécessaire aux individus de tout sexe, de toute profession et presque de tout âge, dans l'accomplissement de leurs devoirs, est bien évidemment aussi une partie ou une condition de la vertu, plutôt qu'elle n'est une vertu particulière. Seulement, il y a des personnes dans le caractère et dans la conduite desquelles elle se manifeste avec plus d'éclat, en sorte qu'elle semble alors être leur vertu dominante.

Quant à la tempérance, prise au sens que les anciens moralistes donnaient à ce mot, elle n'est en réalité la force ou le que courage dont nous venons de parler, mais envisagé sous un point de vue un peu différent. C'est l'énergie de l'ame, ramenée vers ellemême, ou réagissant, en quelque sorte, contre ellemême, dans toutes les occasions où le devoir nous

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oblige à résister à nos penchants les plus impétueux et les plus naturels, à nos passions les plus violentes*. Elle prend les noms de modération, de modestie, quand elle contient dans de justes bornes notre désir constant et insatiable de supériorité dans tous les genres (avarice, ambition, orgueil, vengeance, etc.); elle prend ceux de sobriété, de pudeur ou de chasteté, quand, par elle, la résistance aux attraits de la sensualité, aux séductions de la volupté, est devenue une manière d'être habituelle, une garantie désormais certaine contre toutes les causes de ce genre qui pourraient suspendre ou empêcher l'accomplissement d'un devoir.

Cependant, comment pourra-t-on, à l'aide de tout cet ensemble de dispositions et d'habitudes, suivre, dans toutes ses actions et dans toutes ses démarches, une règle sûre, si l'on ne possède pas la science ou la connaissance des choses que l'on doit rechercher et de celles que l'on doit fuir? Connaissance qui exige nécessairement une étude appro

* Ce que les anciens entendaient plus spécialement par le mot tempérance est ce que les moralistes modernes appellent ordinairement empire sur soi-même, expression directement correspondante à celle que les philosophes grecs employaient pour énoncer la même idée. Car ils l'appelaient

pra (maîtrise, domination), et ils nommaient celui qui possédait cette qualité κρείτ7ων αὐτὸς αὐτοῦ (supérieur à luimême, ou maître de lui-même).

fondie des hommes et des affaires, qui suppose une expérience aussi étendue que variée du cours des événements dans le monde et dans la société, qui, enfin, n'est que la prévoyance plus ou moins certaine de leurs conséquences et de leurs résultats. Sans doute, appliquée uniquement à la satisfaction des désirs et des passions de l'individu, elle sera de la ruse, de l'adresse, ou, si l'on veut, de l'habileté, mais une habileté pour faire le mal, et, en dernier résultat, plus dommageable qu'utile à celui qui la possède. Mais appliquée à l'appréciation des rapports qui, par la délicatesse de leurs nuances, échappent à l'attention des esprits ordinaires, elle sera de la sagacité, de la perspicacité; elle démêlera ainsi les causes dans leurs effets, ou inspirera dans la conduite de la vie cette sorte de divination qui fait entrevoir à un esprit sage et éclairé des séries plus ou moins étendues d'effets dans leurs causes. Telle est la notion que les philosophes dont j'ai parlé se faisaient de la prudence, mot qu'ils employaient dans bien des cas comme synonyme de science, de raison et de sagesse. Suivant eux, en effet, la prudence formait, en quelque manière, développait et agrandissait l'intelligence, présidait à toute sage délibération, à toute décision ou détermination de quelque importance, et dirigeait l'exécution de toute action, de toute entreprise où notre bonheur et celui des autres peuvent être intéressés.

En considérant, comme je viens de le faire, ces quatre notions comme des parties ou des conditions de la vertu, plutôt que comme des vertus particulières; en adoptant d'ailleurs, à leur sujet, les vues aussi ingénieuses que profondes des moralistes anciens, qui ont traité cette partie de la philosophie avec une si rare supériorité de talent, et qui y ont répandu tant de charme et d'intérêt, on reconnaîtra avec eux que l'idée de la vertu est, en effet, celle du plus haut degré de perfection de toutes les dispositions et de toutes les habitudes dont le concours est nécessaire à l'accomplissement des devoirs de l'homme, dans toutes les circonstances où il peut être placé*. On reconnaîtra de plus que ce mot, comme

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C.

Le mot vertu, que nous avons pris de la langue latine, y signifiait, suivant sa valeur primitive, courage viril, valeur guerrière, et prit la signification générale et abstraite qu'on lui donne ici, lorsque les connaissances morales et philosophiques eurent acquis chez les Romains un plus grand développement. C'est en ce sens que Cicéron l'emploie, dans son traité Des lois, l. I, 8. Est autem virtus, dit-il, nihil aliud quam perfecta et ad summum perducta natura. Le mot grec apar, qui exprime la même idée générale de vertu, signifiait primitivement aptitude, propriété ou qualité essentielle d'un être ou d'une chose, à peu près comme nous disons la vertu d'une plante, d'une substance, etc.; il exprima plus tard le plus haut degré de perfection des dispositions naturelles ou acquises, en quelque genre que ce soit, comme le remarque positivement Aristote, cité par Stobée, Eclog., I. II, p. 270, édit. de Heeren. Voyez aussi les Prolegomènes

tous les termes généraux du même genre, exprime la conception intellectuelle d'une limite de laquelle tout homme doit s'efforcer incessamment d'approcher, autant qu'il lui est possible, bien qu'il ne soit sans doute donné à aucun individu d'y atteindre.

S 12. Du Bonheur.

Examinons maintenant comment et jusqu'à quel point cet ensemble de conditions que nous venons de reconnaître comme le caractère distinctif de la vertu, et comme la constituant réellement tout entière, satisfait à ce besoin constant du bonheur, qui, de son côté, est également le caractère et comme l'essence de la nature humaine, on pourrait dire même de toute nature sensible. S'il est vrai, comme nous l'avons dit, que c'est toujours le sentiment plus ou moins immédiat, plus ou moins nettement aperçu, du plus grand plaisir ou de la moindre peine pour lui-même,qui détermine toutes les actions de l'homme, comment ce principe, qui n'est qu'un fait que nous croyons universel et incontestable, se concilie-t-il avec les notions que nous avons données précédemment du devoir et de la vertu, et qui nous semblent aussi fondées sur des faits dont la réalité ne peut pas davantage être contestée?

de mon savant et respectable ami Coray, sur le Manuel d'Épictète, p. 16 et suiv., édit. de Paris, 1826.

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