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des devoirs que nous avons à y remplir, à proportion des avantages que nous avons reçus, soit de la nature, soit de la fortune. Et il est aisé de voir que c'est sur la partie la moins nombreuse, mais la plus aisée d'un grand peuple, que porte principalement le devoir dont je parle ici. Car la masse des artisans, des ouvriers, des hommes, en un mot, qui vivent uniquement d'un travail journalier, en est à peu près exempte, puisqu'elle est, par sa situation, dans la nécessité de ne pas manquer à acquitter la portion de ce devoir qui la concerne. Elle fournit par son travail à l'homme qui a du loisir de quelque manière que ce soit, tout ce qui est nécessaire pour les besoins et même pour les agréments et les commodités de la vie; c'est à celui-ci, d'employer à son tour ce loisir à des travaux d'un autre genre, dont l'utilité puisse être réelle pour la génération présente, et s'étendre, s'il est possible, jusqu'aux générations à

venir.

Ce soin de la postérité, s'il le faut ainsi dire, n'est assurément pas une pensée illusoire, il porte avec lui sa récompense, il est la passion de toutes les ames élevées et généreuses. Eh! combien de fois l'homme vertueux, l'ardent ami de l'humanité, fatigué de l'injustice contemporaine, ou pénétré de douleur à la vue des maux qui affligent la génération présente, ne trouve-t-il pas quelque consolation dans la pensée d'un avenir plus heureux, qui ne

sera pas pour lui sans doute, mais dont il voit néanmoins la possibilité dans ces germes de vertu déposés au fond de nos cœurs, dans cette tendance naturelle vers les affections désintéressées, qui est l'attribut constant et le plus précieux de. la nature humaine, quand elle n'est pas dégradée par des institutions vicieuses, ou pervertie par des préjugés absurdes et inhumains! « En liant toutes ses << affections aux destinées présentes et futures de << ses semblables, dit un illustre écrivain, le sage

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n'agrandit pas seulement sans limites son étroite << et passagère existence, il la soustrait encore, en << quelque sorte, à l'empire de la fortune; et dans cet asyle élevé, d'où sa tendre compassion déplore les « erreurs des hommes, source presque unique de tous <«< leurs maux, son bonheur se compose des senti<< ments les plus exquis, les vrais biens de la vie. << lui sont exclusivement réservés*. »

Forcé de me borner à de simples indications sur un sujet aussi vaste que celui-ci, j'ajouterai que la division la plus simple et la plus naturelle, ce me semble, que l'on puisse y établir est celle qui distinguerait les devoirs en particuliers et généraux, correspondant à la distinction que j'ai précédemment établie entre les sentiments personnels et sympathiques. Alors il y aurait les mêmes degrés dans

* OEuvres complètes de Cabanis, tom. III, pag. 28.

l'échelle des sentiments et dans celle des devoirs, et la même opposition possible, entre les uns et les autres, à tous les degrés. Il y a pourtant cette différence, que les sentiments qui deviennent personnels, par leur opposition à des sentiments sympa-, thiques d'un ordre plus élevé ou plus général, subsistent comme faits de la sensibilité; au lieu que les devoirs particuliers, quand ils se trouvent en opposition avec des devoirs plus généraux, cessent d'être des devoirs ou des obligations d'agir. Car toute notion abstraite et générale, ayant, comme nous l'avons dit, une valeur absolue, ne peut subsister en présence d'une notion contraire également générale, et applicable aux mêmes personnes ou aux mêmes circonstances.

S. De la Vertu.

Un homme qui saurait, dans toutes les circonstances, régler sa conduite sur ses devoirs, c'est-àdire, non seulement s'abstenir de toute action injuste ou blâmable, mais faire le bien, autant qu'il le pourrait, qui s'appliquerait à en faire naître et à en multiplier les occasions, serait incontestablement l'être le plus moralement bon qu'il nous soit possible de concevoir. Il est évident qu'un tel homme serait fréquemment dans l'obligation de sacrifier ses sentiments personnels de tous les degrés à des sentiments sympathiques plus généraux ou plus légi

II.

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times, et que par conséquent il faudrait qu'il eût une grande force morale, c'est-à-dire une grande vertu: car c'est ce qu'exprime ce mot, pris dans sa signification la plus exacte et la plus générale. Si l'on veut distinguer l'obligation positive ou légale, au sujet des devoirs dont l'infraction ou l'omission serait punie par les lois, de l'obligation morale, ou de conscience et d'honneur, la vertu sera la disposition constante à satisfaire, dans toutes les circonstances, à ces deux sortes d'obligation ou de devoir. Au reste, comme les deux sortes de sentiments, sympathiques ou personnels, existent toujours et agissent presque à chaque instant sur chacun de nous avec plus ou moins de force, et qu'ils sont, comme on l'a vu, dans une continuelle opposition les uns à l'égard des autres, il suit de là que le degré de vertu de chaque individu n'est que la quantité supérieure d'énergie des sentiments de la première espèce sur ceux de la seconde, et qu'au contraire l' mmoralité ou le vice est proportionné au degré supérieur d'énergie des sentiments personnels sur les sentiments sympathiques.

Les quatre sortes de vertus signalées et décrites par les plus anciens moralistes, Socrate, Platon, Aristote, etc., et qu'on a depuis appelées cardinales, ou fondamentales, ( justice, force, tempérance et prudence) sont plutôt des conditions essentielles et nécessaires ou des parties de la vertu, qu'elles ne

sont, chacune à part, des vertus proprement dites. Car il est facile de se convaincre qu'aucune d'elles ne pourrait s'exercer seule et indépendamment des trois autres.

Et d'abord, pour la justice, dont la notion comprend et suppose, comme nous l'avons fait voir, les idées ou notions relatives de droit et de devoir, les anciens avaient remarqué que cette vertu principale et fondamentale comprend en effet toutes les autres. Si donc on la considère à part, c'est qu'on ne saurait s'empêcher de reconnaître qu'outre le point de vue particulier sous lequel elle prescrit les devoirs qu'elle impose, elle se manifeste d'une manière plus frappante en quelques personnes, chez lesquelles le sentiment du juste semble avoir plus d'énergie qu'il n'en a chez d'autres hommes, d'ailleurs également vertueux. Car il ne faut pas oublier que c'est surtout le sentiment qui donne à la notion abstraite toute sa valeur et toute son importance.

La même observation peut s'appliquer à la force, qui, suivant ces mêmes moralistes anciens, consiste dans l'habitude ou la disposition constante à braver les dangers de toute espèce, chaque fois que le devoir l'exige. Ainsi, la valeur guerrière, qui fut dans tous les temps et qui est encore, non seulement chez les peuples sauvages, mais même, aux yeux du vulgaire, parmi les nations les plus civilisées, l'espèce de vertu qui obtient le plus de suffrages et d'admiration;

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