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ne peuvent pas plus exister sans des droits qui leur correspondent, que les droits sans des devoirs correspondants; et par conséquent, qui admet l'une de ces notions, admet aussi nécessairement l'autre. D'où il suit que supposer, comme le font les partisans ou les apologistes de l'esclavage, qu'il puisse y avoir des hommes qui n'ont que des devoirs, sans aucun droit, c'est admettre une fiction aussi absurde qu'elle est atroce, aussi contraire aux plus simples notions du bon sens, qu'aux sentiments les plus naturels du cœur humain.

J'ai donc eu raison de dire que dans la notion ou dans l'idée de justice sont implicitement et nécessairement comprises les notions ou les idées réciproques et relatives de droit et de devoir*. Car mon droit, c'est tout ce que d'autres ne sauraient se dispenser de faire pour moi, dans certaines circonstances, s'ils savent entendre la voix de leur conscience et de leur honneur. C'est aussi tout ce qu'ils ne sauraient faire contre moi, sans méconnaître, sans étouffer dans leurs cœurs cette voix imposante et sacrée. Mon devoir, c'est tout ce qu'il m'est prescrit de faire dans certains cas, pour d'autres, sous peine de manquer à mon honneur, ou ce qu'il m'est impossible

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L'analogie et la presque identité des idées de justice et de droit, est si frappante et s'offre si naturellement à l'esprit, que dans les écrits de Platon et des autres philosophes grecs, le même mot (ròdinator) exprime également l'une et l'autre.

de faire contre eux, sans me sentir hautement condamné par la voix de ma conscience.

Ainsi ce qu'on appelle loi du devoir ou obligation morale sort évidemment de la notion de justice. Or cette obligation ou cette loi, est-elle, comme on dit, immuable et absolue? Sans doute elle l'est, comme conception de l'esprit, comme expression d'un rapport constant et nécessaire entre d'autres conceptions, Car de même que je ne puis jamais concevoir que ce qui serait juste pût, dans aucun cas, être injuste, je ne puis aussi, dans aucun cas, considérer comme devoir, ce qui n'obligerait pas. Mais doit-on conclure de là, à l'exemple des stoïciens et des disciples de Kant, que toute infraction à cette loi soit également coupable et punissable? Assurément non: parce que dans tous les cas particuliers où nous appliquons ces notions, elles ne se présentent à notre esprit que comme des perceptions, suggérées par des sentiments presque aussi différents, dans leurs nuances et dans leurs degrés, que les faits mêmes qui y donnent lieu; en sorte que plusieurs de ces nuances ou de ces degrés ont été marqués par des noms généraux, qui ont apparemment aussi leur valeur absolue.

Vainement donc la notion purement abstraite de devoir ou d'obligation morale serait entrée dans notre esprit; si elle y pouvait entrer indépendamment de tout sentiment, elle n'y serait qu'une conception

morte, qu'une formule vide et stérile. Car c'est du sentiment qu'elle tient l'efficacité qui lui est propre, il en fait lui seul un principe d'action. Aussi l'homme qui a un sentiment profond et énergique de son devoir dans toutes les circonstances, quand même il lui serait impossible d'énoncer aucun des axiomes, aucune des propositions logiques que peut fournir la méditation assidue de la notion abstraite, sera-t-il incomparablement plus capable d'actions nobles et généreuses, que celui qui, avec la plus rare sagacité dans les questions de métaphysique, n'aurait qu'une faculté de sentir faible et languissante. Toutefois il est juste de reconnaître que ce sont les termes généraux qui, en nous représentant tout ce qu'il y a de sentiments d'une même nature, et de faits qui leur correspondent, en donnent à notre esprit une connaissance plus précise et plus entière. C'est par là que le dévoir s'offre à lui avec une évidence qui n'admet aucun doute, avec une autorité irréfragable. Voilà ce qui produit dans les ames douées d'une énergie peu commune, lorsqu'elles se sentent entraînées par des passions que la raison condamne, ces combats violents dont les grands poètes nous ont fait des peintures si vives et si attachantes. C'est alors que l'opposition des deux forces à l'influence desquelles notre vie est incessamment soumise, se manifeste de la manière la plus sensible. * Du côté des * Voyez ci-dessus, § 1.

sentiments personnels est la passion avec ses désirs, ses images séduisantes, et surtout ses habitudes funestes, qui sont sa principale force et trop souvent la cause de son triomphe. Du côté des sentiments sympathiques est la raison, avec ses notions abstraites et absolues, sur lesquelles se fonde l'autorité de jugements que la conscience est forcée de reconnaître pour irrévocables.

§ 10. Des différentes espèces de devoirs.

Soit qu'il s'agisse d'intérêts publics ou privés, «< d'affaires d'état ou de famille, que l'on délibère « avec soi-même ou que l'on contracte quelque en«<gagement avec d'autres, il n'y a, dit Cicéron, << aucune partie de notre existence où le devoir n'in<< tervienne; tout l'honneur de notre vie consiste à « l'observer soigneusement et toute la honte à le négliger *.>> Il est évident, en effet, que quelque chose que l'on fasse, on est obligé à la faire comme on le doit, et que, par conséquent, la règle du devoir doit présider à toutes nos actions, pour peu qu'elles aient d'intérêt ou d'importance. On voit par là quelle est

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Nulla enim vitæ pars, neque publicis, neque privatis, neque forensibus, neque domesticis in rebus, neque si tecum agas quid, neque si cum altero contrahas, vacare officio potest: in eoque colendo sita est vitæ honestas omnis, et in negligendo turpitudo. Cic. de offic., l. 1, c. 2.

l'étendue du sujet dont nous essayons de donner ici une idée sommaire.

Car, de la variété presque infinie des rapports où chaque individu peut se trouver avec d'autres hommes, rapports qui eux-mêmes varient sans cesse, à raison des circonstances et des situations diverses qu'amène nécessairement le cours de sa vie, naissent des devoirs aussi multipliés que divers. Chaque homme peut en avoir à remplir envers des amis, des bienfaiteurs, des supérieurs ou des inférieurs. Les relations de société ou même de simple voisinage obligent à des procédés de bienveillance réciproque qui sont aussi, jusqu'à un certain point, des devoirs. Ceux qu'imposent les relations de famille (de père, de fils, de frère, d'époux, etc.) sont, comme on sait, constants, déterminés et de la plus haute importance. Il en est de même des devoirs relatifs au sexe et à l'âge des différentes personnes; de ceux qu'imposent, soit les fonctions publiques de tous les degrés qu'un homme peut être appelé à remplir (administrateur, magistrat, chef militaire, etc.), soit les professions privées qu'il est dans le cas d'exercer, entre lesquelles celles de médecin, d'avocat et d'instituteur de la jeunesse, ont un caractère spécial et qui les rapproche des fonctions publiques. « Qui « voudrait examiner en détail, ( dit Malebranche, ) << tous les devoirs des conditions, entreprendrait un << ouvrage dont il ne verrait pas l'accomplissement,

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