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nous-mêmes, si elle est nuisible à quelqu'un, puisque nous sentons immédiatement que celui à qui elle porte préjudice, et même tous ceux qui n'y auront aucun intérêt, en seront certainement affligés ou indignés. En un mot, il y a dans tout individu qui se trouve en pareil cas, comme deux personnes distinctes l'une à qui l'action peut légitimement être imputée, qui en a sciemment pris sur soi la responsabilité ; l'autre qui, s'affranchissant jusqu'à un certain point de cette responsabilité, et se mettant en quelque sorte à la place de tous ceux à qui elle ne peut jamais être imputée, en porte un jugement impartial et irrévocable.

:

C'est là le phénomène fondamental et caractéristique de la constitution morale de l'homme, à l'observation duquel il lui a toujours été impossible de se refuser : cet homme double (homo duplex) qui a quelquefois paru aux philosophes un mystère si singulier et si incompréhensible.

Sans doute nous ne l'expliquerons jamais dans le sens faux et obscur que l'on donne communément au mot expliquer; mais il nous est facile de le comprendre, si ce mot ne signifie pas autre chose que démêler ou reconnaître l'ordre et l'enchaînement des faits qui en amènent ou en produisent constamment un autre. Or, la sympathie, la mémoire, ou l'association des idées, et le langage, jouent ici un rôle tellement remarquable et tellement nécessaire,

qu'il est impossible de ne pas les regarder comme les causes et les conditions indispensables du phénomène dont nous parlons, ainsi qu'on le reconnaîtra par ce qui nous reste à dire sur le même sujet.

Remarquons cependant l'analogie qu'il y a entre la conscience et l'honneur, puisque l'on entend, comme nous l'avons vu, par ce mot, la portion d'estime et de considération que chacun croit mériter. L'honneur est donc, en quelque manière, une partie de la conscience. Voilà pourquoi un homme sans conscience, c'est-à-dire, qui ne sait pas consulter ce guide intérieur et obéir à sa voix, est aussi un homme sans honneur. Voilà pourquoi nous avons essentiellement besoin, pour être heureux, d'être d'accord, ou, comme on dit vulgairement, d'être bien avec nous-mêmes, ou avec notre conscience. Car toutes les fois que nos vœux, nos désirs et surtout notre conduite, sont en opposition avec la raison, le sentiment de l'honneur se révolte en nous, et la crainte d'être jugés par les autres hommes comme nous nous jugeons nous-mêmes, devient un continuel et insupportable tourment. Ainsi, il ne peut y avoir de sécurité ou de paix intérieure et d'honneur véritable que pour l'homme dont la conduite est approuvée par sa conscience. N'oublions pas pourtant une condition, sans laquelle les actions les plus conformes à ce principe peuvent être répréhensibles, ou même tout-à-fait criminelles. Car

qui ne sait avec quelle ardeur les fanatiques de toute espèce, et surtout ceux qu'anime l'enthousiasme religieux se sont souvent portés aux plus horribles attentats? Qui n'a pas gémi en lisant dans l'histoire le récit de leurs fureurs sanguinaires et de leurs implacables cruautés *? Il ne suffit donc pas, pour être vertueux, d'agir suivant sa conscience, il faut essentiellement, et avant tout, prendre soin de l'éclairer par tous les moyens possibles.

$ 9. Notions du juste et de l'injuste, du devoir ou de
l'obligation morale.

Les mots juste et injuste sont les noms de certaines qualités de nos actions, considérées non seu

*

Quelle effrayante sécurité dans ces paroles que Racine prête au grand-prêtre Joad parlant à d'autres prêtres !

Frappez et Tyriens, et même Israélites !

Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites,
Qui, lorsqu'au Dieu du Nil le volage Israël
Rendit dans le désert un culte criminel,
De leurs plus chers parents saintement homicides,
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides,
Et, par ce grand exploit, vous acquirent l'honneur
D'être seuls employés aux autels du Seigneur ?

ATHALIE, acte iv, scène it. Il est pénible de penser qu'à l'époque où ces vers furent écrits (celle de la révocation de l'édit de Nantes), ils n'étaient pas seulement l'expression du sentiment convenable au personnage que notre grand poète fait parler, mais que luimême et la nation presque entière approuvaient de pareils sentiments.

lement comme pouvant être utiles ou nuisibles aux autres, et par conséquent pouvant les affecter de sentiments de plaisir ou de peine, mais aussi comme conformes ou contraires au droit qu'ils ont de s'attendre à éprouver de tels sentiments, par l'effet de notre conduite. La notion de justice comprend donc ou suppose celle de droit, et aussi celle de devoir, qui y est constamment relative.

Or, tout homme, par cela seul qu'il existe, a des droits naturels et imprescriptibles, fondés sur ses besoins, lesquels peuvent tous être compris dans le besoin général de vivre et de se conserver. C'est le premier et le plus impérieux de tous ceux qui constituent sa nature; et, puisqu'il est la condition nécessaire de son existence, il suppose aussi l'existence, en lui, de moyens appropriés à cette fin.

Le droit le plus naturel et le plus incontestable de l'homme est donc celui d'employer ses moyens (ses facultés) à la satisfaction de ses besoins. S'il était destiné à vivre isolé, sans communication, sans rapports avec aucun de ses semblables, ce serait là toute son existence. Seulement l'emploi qu'il ferait de ses moyens, pour pourvoir à ses besoins, ne serait ni un droit, ni un devoir, ce serait le fait constant et général, ou plutôt la suite des faits et des actes dont se composerait sa vie toute entière. Mais, destiné à vivre avec des êtres sensibles et organisés comme lui, qui ont des besoins et des moyens semblables ou

analogues aux siens, il est évident que cette nouvelle condition d'existence doit, en se combinant avec la première, la modifier et la restreindre de manière que toutes deux puissent concourir à l'accomplissement d'une même fin, qui sera la vie et la conservation des individus et des sociétés.

En considérant donc la question sous ce nouveau point de vue, on concevra facilement que chaque individu ne pourra communément pourvoir à ses besoins, c'est-à-dire user de ses moyens, qu'autant que l'emploi qu'il en fera ne sera pas un obstacle à la satisfaction des besoins des autres, ou à l'emploi qu'ils sont appelés à faire de leurs moyens. Mais aussi, tant qu'il se renfermera dans ces limites, ou sent également que personne n'a de motifs pour s'opposer à son action, et ne peut raisonnablement s'en plaindre.

Or, il était convenable de donner un nom particulier aux besoins de l'homme considérés dans cette limite, et à ses moyens envisagés aussi avec cette restriction. L'on a donc désigné les uns par le mot droits, et les autres par le mot devoirs; ou plutôt, comme l'a fait voir M. de Tracy, les droits de l'homme ont leur source, leur origine ou leur cause dans ses besoins, et ses devoirs ont la leur dans ses moyens*. On voit par là l'étroite relation qui existe entre ces deux ordres de faits et d'idées, et que les devoirs

*

Voyez les Éléments d'Idéologie, par M. Destutt de Tracy, 4 partie, Introduction, § 6.

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