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coup de purement spontanés. Quintilien observe avec beaucoup de raison que la mémoire est, en quelque sorte, l'ame ou la vie de toutes nos autres facultés, et le lien qui en unit toutes les opérations *. Que seraient, en effet, les divers modes de l'attention dont nous avons parlé tout-à-l'heure, considération, méditation, réflexion, si la mémoire n'en représentait à chaque instant les matériaux, s'il le faut ainsi dire, à notre esprit, suivant le besoin qu'il en peut avoir, c'est-à-dire au gré de sa volonté? De plus, on a vu précédemment qu'il nous serait tout-à-fait impossible d'avoir aucune idée d'espace, d'étendue ni de temps, sans le secours de la mémoire **.

Sans doute nous n'avons pas conscience des opérations de cette faculté à l'époque où elle fait naître d'abord en nous ces idées, mais il n'en paraît pas moins indubitable que c'est à elle que nous les devons.

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Dans l'avant-dernier livre de ses Institutions oratoires, après avoir décrit en détail toute la suite des études nécessaires pour former un orateur parfait, cet excellent auteur, traitant plus particulièrement de la mémoire, dont il a déjà parlé en plusieurs endroits de son ouvrage, s'exprime ainsi : Totus de quo diximus adhuc inanis est labor, nisi cæteræ partes hoc veluti spiritu continentur. (Quinctil. inst. orat. liv. XI, c. 2.)

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Voyez le tome I de cet ouvrage, sect. I, chap. III, $ 8, et sect. II, chap. IX, § 8.

Nous pouvons même remarquer, dans ce premier service que nous en tirons, un des caractères propres à tous les faits ou à toutes les idées que nous fournit la mémoire, et qui ne sont autres que les faits ou idées de tout genre que nous fournit l'exercice de toutes nos autres facultés. Ce caractère, c'est la persistance, la continuation et comme le retentissement de chacun de ces faits dans l'entendement, pendant les premiers instants qui suivent celui où la cause qui les a produits a entièrement cessé d'agir. Cela a lieu, en effet, pour la sensation, pour la perception, pour les intuitions de rapport et les sentiments. Il semble qu'il y ait dans la faculté intellectuelle, et apparemment dans l'organisation ou dans l'appareil sensitif, un reste d'oscillation ou de vibration auquel est due cette persistance des idées *.

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Au reste, toutes les théories par lesquelles les

«Il faut convenir, dit Leibnitz (Nouveaux Essais, « p. 97 ), qu'il y a des dispositions qui sont des restes des impressions passées, dans l'ame aussi bien que dans le corps, mais dont on ne s'aperçoit que lorsque la mé« moire en trouve quelques occasions. Et, si rien ne res<< tait des pensées passées aussitôt qu'on n'y pense plus, il a ne serait point possible d'expliquer comment on en peut garder le souvenir. » Cela n'est pas plus possible avec cette observation; mais elle est importante, d'abord parce qu'elle est vraie et ensuite parce qu'elle rend plus sensible le phénomène des liaisons ou associations d'idées.

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philosophes, depuis Platon, ou avant lui, jusqu'à Malebranche et Hartley, ont tenté d'expliquer les phénomènes de la mémoire, les prétendues traces des esprits animaux plus ou moins profondes dans le cerveau, les vibrations plus ou moins rapides ou étendues de cet organe, ou de l'organe nerveux, en général, et de leurs parties*, non seulement sont des hypothèses gratuites qu'aucune observation directe ne peut justifier; mais, quand ces faits seraient aussi rigoureusement constatés qu'ils le sont peu, ils n'expliqueraient réellement rien. Je ne parle point des écrivains qui ont considéré la mémoire comme un dépôt, un réservoir, un magasin, ou même comme un meuble à tiroirs, etc. Ces figures, dont on a abusé dans toutes les langues, ne présentent que des hypothèses tout-à-fait fausses, si l'on veut y voir autre chose que des expressions purement métaphoriques. Il faut donc regarder la mémoire comme une faculté primitive, dont les phénomènes sont entièrement originaux et sui generis.

La croyance que nous donnons à la réalité des faits qui nous sont attestés par la mémoire, n'est pas moins mystérieuse sans doute que celle que nous donnons à la réalité des existences qui nous sont attestées par notre faculté de percep

Hartley, Observations on man, etc., part. I, ch. III, sect. 4.

tion, mais l'une et l'autre sont également invincibles, s'il le faut ainsi dire, également inévitables. L'une est souvent l'unique fondement sur lequel on décide de la liberté, de l'honneur et de la vie des hommes, dans les tribunaux; l'autre est aussi constamment l'unique cause des actions et des déterminations par lesquelles chaque individu pourvoit à la conservation et à la sûreté de sa vie.

Mais si nous ignorons complètement quelles sont les causes de nos souvenirs, si ces phénomènes sont pour nous tout-à-fait inexplicables, en sorte que nous ne voyons pas plus pourquoi certaines modifications de notre pensée nous attestent l'existence d'événements ou de faits arrivés depuis long-temps, que nous ne concevons pourquoi il ne pourrait pas y avoir d'autres modifications de cette même faculté de penser qui nous attesteraient l'existence de faits à venir, nous ne saurions néanmoins douter qu'un certain état de l'organisation, et particulièrement du cerveau, ne soit une condition nécessaire à l'exercice constant et régulier de la mémoire. Malheureusement on ne sait pas, à beaucoup près, quel est l'état du cerveau ou de ses parties qui constitue l'aptitude aux opérations de cette faculté. De graves lésions à la tête, des maladies longues ou dangereuses, ont produit, à cet égard, des résultats tout opposés; elles ont quelquefois donné à la mémoire un degré de facilité ou d'énergie tout nouveau, et

quelquefois elles l'ont tout-à-fait affaiblie; elles ont produit chez quelques individus, ou des altérations, ou des disparates singulières dans les souvenirs, occasionné ou la perte presque entière de la mémoire, ou son absence presque totale pendant des intervalles de temps plus ou moins longs *.

Les différences d'individu à individu, sous le rapport de la mémoire, sont quelquefois prodigieuses : il y a des hommes chez lesquels elle a une étendue, une fidélité, une facilité tout-à-fait merveilleuse **, tandis que d'autres en paraissent presque

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Le célèbre Ménage, qui dut en partie ses talents et sa célébrité à la prodigieuse étendue de sa mémoire, paraît avoir éprouvé une diminution sensible de cette faculté, lorsqu'il était déjà avancé en âge, ce qui est fort ordinaire, et en avoir recouvré et conservé l'usage, jusqu'à la fin de sa vie, ce qui est extrêmement rare. On trouve dans l'ouvrage du docteur Pinel, sur l'Aliénation mentale, des exemples singuliers des altérations de la mémoire occasionnées par cette cause, et plusieurs médecins ont remarqué que l'abus des plaisirs des sens, et notamment l'excès des voluptés, produit assez souvent la perte de la mémoire, et quelquefois une complète imbécillité.

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On cite entre autres, parmi les anciens, l'orateur Hortensius (Voyez Cicer. Brut., chap. 88, et Senec. controv. præfat. ); parmi les modernes, Ménage, dont j'ai parlé dans la note précédente, Calvin et beaucoup d'autres. On peut voir, dans les Variæ lectiones de Muret (lib. III, chap. I), le récit des tours de force vraiment incroyables

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