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festes de sentiments divers qui se succèdent avec une prodigieuse rapidité? Or, ces sentiments, quoiqu'ils ne soient pas distinctement remarqués par chacun de ceux qui les éprouvent, sont néanmoins autant de petites peines ou de petits plaisirs qui se joignent à chaque instant aux idées que fait naître de part et d'autre le cours de la conversation.

Qu'est-ce enfin que ces émotions profondes que nous éprouvons, ces larmes soudaines qui s'échappent quelquefois de nos yeux, lorsque nous sommes témoins d'une action héroïque ou magnanime, ou seulement lorsque nous en entendons le récit? Si les sentiments que nous éprouvons dans ce cas ne sont pas encore ce que nous remarquons le plus expressément, au moins se manifestent-ils avec assez d'évidence pour ne nous laisser aucun doute sur le rôle qu'ils jouent dans cette espèce de phénomènes.

La faculté de perception morale est donc aussi essentiellement différente de la faculté de perception externe que les sentiments moraux sont différents non seulement des sensations proprement dites, mais même des sentiments qui se mêlent à ces sensations; et c'était une raison suffisante pour que je me crusse autorisé à la désigner par le nom particulier que je lui donne ici.

§ 6. Pourquoi les expressions de sens moral, ou instinct moral, paraissent moins convenables.

Un philosophe anglais, fort distingué par l'éten

due de ses lumières, par la sagacité de son esprit, plus estimé encore par les qualités de l'âme, qui rehaussaient l'éclat de ses talents, le docteur Hutcheson, avait été frappé de la nécessité de rapporter à un principe commun, dans ceux qui composent notre nature morale et intellectuelle, cette classe si étendue et si importante à la fois de phénomènes observés, constatés et décrits sans cesse avec tant de charme et d'éloquence par les plus illustres écrivains de l'antiquité, aussi bien que par ceux des temps modernes. Hutcheson appelle en conséquence sens moral le principe dont nous parlons; mais cette dénomination ne fut pas généralement adoptée, ou plutôt fut réprouvée par beaucoup de philosophes contemporains du professeur d'Édimbourg; car elle suppose gratuitement et sans preuve l'existence d'organes appropriés plus particulièrement à la fonction de recevoir les impressions morales, et ce fut une des premières objections qui s'élevèrent contre la doctrine du sens moral.

!

Il faut pourtant remarquer, pour être juste envers l'auteur de cette doctrine, qu'il ne supposait pas qu'il existât dans la constitution physique de l'homme rien de semblable à un organe ou à un sens interne, destiné à transmettre à l'âme les idées du beau ou de la vertu. Il assigne même au sens moral une autorité suprême; il l'appelle le principe intérieur qui nous dirige, et qui est destiné « à exercer l'empire

<< sur toutes nos autres facultés. » Il dit expressément « que le désir de l'excellence morale est la suprême << détermination ou affection de nos âmes, différente << de toutes nos affections bienveillantes. >>

Cependant son langage avait non seulement l'inconvénient de faire supposer, dans l'organisation physique ou dans la constitution morale de l'homme, un principe particulier qui ne s'y trouve pas, ou au moins dont on ne peut, par aucun moyen, constater l'existence. Il avait encore le tort, non moins grave, d'omettre une partie essentielle de ce qui s'y trouve, je veux dire le caractère particulier de généralité, de constance et de vérité, en quelque sorte nécessaire, que la raison donne aux déterminations de la sensibilité, dans ce genre, en même temps qu'elle les épure, les agrandit et les fortifie. Sans doute le philosophe écossais n'avait pu méconnaître ce caractère assurément très remarquable des sentiments moraux, ou plutôt des perceptions qu'ils font naître, et des notions auxquelles ces perceptions donnent naissance à leur tour; tous les esprits capables de réflexion en ont été frappés dans tous les temps, et les paroles de Hutcheson, que je viens de citer, prouvent qu'il avait observé lui-même avec soin la nature et l'effet des sentiments moraux.

Au reste, il est certain que si les efforts de Hutcheson, pour perfectionner la science, ne furent pas couronnés par le succès, si sa théorie du sens moral

n'offrait pas le moyen d'expliquer les phénomènes, c'est-à-dire d'en tracer avec exactitude et fidélité la marche et l'enchaînement, du moins elle faisait sentir l'utilité et la convenance d'envisager sous ce point de vue particulier cette partie de notre sensibilité, là elle remédiait, à quelques égards, aux vices du système d'Épicure et de toutes les théories qui s'en étaient plus ou moins rapprochées.

et

par

Maintenant, substituer, comme je le fais ici, l'expression faculté de perception morale à celle de sens moral, est-ce réellement faire une chose utile, et qui puisse répandre plus de véritable lumière sur la théorie dont nous nous occupons? On devine facilement que j'ai dû le penser, puisque j'ai cru pouvoir proposer cette manière d'envisager la question. Voici quels sont les motifs qui m'y ont décidé :

1o Le mot faculté n'a pas, comme le mot sens, l'inconvénient de faire supposer l'existence de quelque organe, ou système d'organes, approprié spécialement à la classe de phénomènes que nous considérons. Il n'est que le signe purement arbitraire, ou d'institution, par lequel nous indiquons, comme on sait, un certaine classe de faits, en même temps que la capacité ou le pouvoir qui est en nous d'éprouver les faits de cette espèce et d'en avoir conscience, de manière à les distinguer de ceux qui en diffèrent.

2o L'expression faculté de perception indique un

pouvoir qui se rapporte à des faits qui ne sont pas simples ou primitifs, mais composés ou dérivés, et en effet ceux que nous considérons ici sont toujours accompagnés d'intuitions de rapport, qui supposent un certain développement de toutes les facultés primitives et secondaires, que nous avons reconnues dans l'analyse que nous avons faite de l'entendement; qui supposent de plus l'emploi convenable et régulier de l'ensemble de ces facultés ou de la raison.

3° Enfin l'expression faculté de perception morale, indique l'espèce particulière de faits de notre sensibilité qui sont l'objet de la perception, dans la question qui nous occupe, et par conséquent détermine, ce me semble, d'une manière plus précise, l'étendue et les limites du sujet de notre étude.

Toutefois nous savons d'avance que cette étendue et ces limites sont, sous un certain rapport, purement fictives, et pour ainsi dire hypothétiques, parce que nous sommes convaincus par tout ce que nous avons observé dans les précédentes recherches que nous avons faites sur les diverses parties de notre constitution intellectuelle, que tout y présente un sujet un et indivisible; puisque le moi, dans toute la variété des phénomènes successifs qu'il présente à notre observation, ne cesse pas de conserver sa simplicité et son identité.

§ 7. Analyse du phénomène de la perception morale.

Le motif déterminant de toute action moralement

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