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exclusivement, comme on l'a vu, la considération du sentiment comme base de toute doctrine morale. J'ai fait remarquer qu'il s'y joint toujours des jugements de la raison, par lesquels celle-ci se modifie sans cesse, s'épure et se perfectionne; et j'ai fait comprendre par là, je l'espère, comment la raison épurée perfectionne, à son tour, notre manière de sentir. En sorte que la seule conception ou la seule pensée des actions qui sont contraires à la vertu produit sur notre sensibilité ainsi modifiée, une impression pénible d'autant plus salutaire qu'elle est plus vive et plus profonde.

En second lieu, ceux qui se prévalent contre l'existence absolue et nécessaire du sentiment moral, des objections que j'ai rapportées plus haut, négligent de tenir compte d'une des circonstances les plus importantes et les plus incontestables qui font partie de ce sentiment ou qui même le constituent. Ils négligent de tenir compte de cette affection primitive et pour ainsi dire innée de l'homme pour son semblable, en vertu de laquelle le bien et le mal qui ne nous affectent pas personnellement, sont réellement des causes de peine et de plaisir pour nous-mêmes, en sorte que le bonheur et le malheur des êtres qui depuis long-temps ont cessé d'exister, ou qui sont séparés de nous par d'immenses distances, nous touchent cependant quelquefois très vivement.

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Que me font à moi les crimes de Catilina? (s'é

«

«< crie l'auteur d'Émile;) ai-je peur d'être sa victime? pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que « s'il était mon contemporain? nous ne haïssons pas << seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. Non seulement << nous voulons être heureux, mais nous voulons aussi « le bonheur des autres; et quand ce bonheur ne «< coûte rien au nôtre, il l'augmente. Enfin l'on a, malgré soi, pitié des infortunés; quand on est té<< moin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers « ne sauraient perdre tout-à-fait ce penchant; sou« vent il les met en contradiction avec eux-mêmes. « Le voleur qui dépouille les passants couvre encore « la nudité du pauvre, et le plus féroce assassin sou<< tient un homme tombant en défaillance!

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« Jetez les yeux sur toutes les nations du monde << (dit encore le même écrivain), parcourez toutes les « histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizar<< res, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et « de caractères, vous trouverez partout les mêmes «< idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes principes de morale, partout les mêmes notions « du bien et du mal. L'ancien paganisme enfanta des << dieux abominables qu'on eût punis ici-bas comme << des scélérats, et qui n'offraient pour tableau du << bonheur suprême que des forfaits à commettre << et des passions à contenter. Mais le vice armé d'une « autorité sacrée, descendait en vain du séjour éter

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<< nel, l'instinct moral le repoussait du cœur des hu<< mains. En célébrant les débauches de Jupiter, on << admirait la continence de Xénocrate; la chaste Lu« crèce adorait l'impudique Vénus; l'intrépide Ro« main sacrifiait à la peur, il invoquait le dieu qui «< mutila son père, et mourait sans murmure de la «< main du sien ; les plus méprisables divinités furent << servies par les plus grands hommes. La sainte voix << de la nature, plus forte que celle des dieux, se << faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer « dans le ciel le crime avec les coupables. * »

Ces éloquentes paroles sont l'expression aussi brillante que rapide des faits de toute l'histoire envisagés sous le point de vue particulier qui nous occupe, et confirment pleinement ce que j'ai dit au commencement de ce chapitre, en invoquant le témoignage de la conscience qu'a chacun de nous de ce qu'il éprouve à l'occasion des faits de ce genre. La conclusion que je me crois autorisé à en tirer, se présentera sans doute à l'esprit du Jecteur, avec toute l'évidence qui peut lui assurer de sa part un entier assentiment, ainsi qu'aux vérités qui doivent en sortir comme des conséquences nécessaires.

§ 5. Existence d'une Faculté de perception morale, faisant partie de la constitution de l'entendement humain.

*

Il existe donc en nous naturellement une faculté

ÉMILE, ou de l'Éducation, par J.-J. Rousseau, liv. IV.

de perception morale, qui nous fait reconnaître et apprécier les qualités bonnes ou mauvaises des actions des autres hommes ou de nos propres actions, quand le bonheur ou le malheur d'un ou de plusieurs individus y sont intéressés; au moyen de laquelle nous jugeons du mérite ou du démérite des agents, nous les regardons comme dignes de peine ou de récompense, suivant que leur conduite nous paraît un objet légitime d'approbation ou d'improbation. Cette perception est l'effet des sentiments de plaisir ou de peine, tantôt remarqués, tantôt inaperçus, qui résultent en nous de ces actions mêmes, et qui l'introduisent, en quelque manière, dans notre entendement, comme les sensations proprement dites y font naître la perception des objets extérieurs et de leurs qualités.

que

Je dis le sentiment, dans le cas de la perception morale, passe la plupart du temps inaperçu quoique réellement senti, précisément comme la sensation, dans le cas de la perception externe; et l'on s'en convaincra facilement pour peu que l'on veuille se rendre attentif à quelques uns des faits que l'expérience commune de la vie nous a rendus plus familiers.

En effet, toutes les fois que nous avons occasion de voir des actions ou d'entendre des discours qui nous semblent contraires aux convenances, ou de nature à offenser gravement quelqu'un, nous n'a

vons guère conscience que du blâme que méritent ces discours et ces actions ou ceux qui s'en rendent coupables. Mais si nous réfléchissons que nous aurions mieux aimé n'en être pas témoins, nous reconnaîtrons nécessairement que c'est parce qu'elles nous ont affectés d'un sentiment pénible; car préférer ou aimer mieux ne peut se concevoir indépendamment de tout sentiment, et il y aurait contradiction manifeste, c'est-à-dire absurdité, à supposer que la préférence pût exister à l'occasion de ce qui serait complètement indifférent.

Remarquons encore ce qui se passe entre des personnes qui discutent quelque question, même de peu d'importance, sur laquelle elles ont des opinions différentes. Pour peu que la discussion se prolonge, nous les verrons successivement ý mettre plus de chaleur. Si nous observons les inflexions variées de la voix, les expressions diverses des traits de la physionomie, les gestes animés qui accompagnent les discours de chaque interlocuteur, n'y reconnaîtronsnous pas, soit l'impatience de n'être pas compris, soit une sorte de défiance de la sincérité de celui avec qui l'on dispute? tantôt ce ton de supériorité qui caractérise un orgueil content de soi, tantôt celui de l'ironie, qui cherche à triompher d'un adversaire en l'humiliant? d'autres fois une sorte de lenteur ou d'embarras produit par la force d'une objection inattendue? enfin mille autres indices mani

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