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chaque instant, que la conscience de ce qui se passe dans son âme. Mais cette doctrine est démentie de la manière la plus formelle par la considération attentive des faits sur lesquels on préteud l'établir. Sans doute mes sensations peuvent varier par bien des causes diverses, et ce qui me paraissait hier doux et agréable peut me paraître aujourd'hui amer et désagréable; mais, loin de prononcer que le sucre est amer parce qu'il me semble tel en ce moment, je n'en aurai pas même la pensée. Car, ayant reconnu déja bien des fois la saveur de cette substance pour agréable, et sachant très bien que tous les hommes l'ont reconnue et la reconnaissent pour telle quand leur goût n'est pas perverti par quelque désordre de la santé ou par quelque altération des organes, je suis averti par là, que je me trouve probablement dans ce cas; et alors tout ce que je crois devoir faire de mieux, c'est de chercher à porter remède à cet état maladif. En général, je sais que toutes mes perceptions peuvent, dans certaines circonstances, être sujettes à erreur, quoique le plus souvent elles ne me trompent pas; il y a même bien des cas où je puis m'apercevoir immédiatement de leur peu de justesse, par la connaissance que j'ai des qualités, des rapports ou des propriétés d'un grand nombre de choses. Ces qualités, ces rapports ou ces propriétés plus ou moins remarquables, je les ai attachés à des noms, qui les expriment

toutes les fois que j'ai occasion de les observer ou d'en retrouver qui aient avec eux quelque analogie; et ces noms, produit ou création de ma raison, la fortifient à leur tour, et lui fournissent un puissant secours contre les erreurs de mes perceptions, quand les sensations qui les déterminent ne sont pas ce qu'elles doivent être ordinairement.

Or, il en est précisément ainsi des sentiments qui sont la cause ou plutôt l'occasion de la connaissance que j'ai de ce qu'on appelle bien et mal moral. Ces mots sont les signes d'un nombre infini de rapports que j'ai observés plus ou moins souvent dans mes jugements sur les actions des hommes, et que j'ai vus généralement confirmés par l'assentiment de la plupart de ceux avec qui j'ai vécu ou que j'ai rencontrés. Les notions que j'exprime par les mots bien et mal moral, et une infinité d'autres qui sont comprises dans celles-ci et qui sont aussi exprimées par des termes généraux, ont acquis par ce moyen, dans mon entendement, une sorte de fixité ou, si l'on veut, d'immuabilité, non pas absolue, sans doute, mais qui prend de plus en plus quelque chose qui approche de ce caractère, à mesure que ma raison s'éclaire et se fortifie, et que mes habitudes deviennent plus conformes aux lumières de ma raison.

Ainsi, un homme peut bien ne pas éprouver, dans tous les moments, un sentiment de satisfaction ou de peine aussi vive, par la contemplation ou par la

seule pensée d'une action vicieuse ou vertueuse : mais il arrivera souvent que sa raison suppléera à ce qui manque de vivacité au sentiment. Il ne se portera pas peut-être au bien, dans tous les instants, avec la même énergie et la même allégresse *; mais la vérité des rapports que son entendement a aperçus tant de fois entre ce qui est moralement bon et digne d'approbation, et ce qui est moralement mauvais et digne de blâme, ne sera pas obscurcie, ou du moins entièrement effacée. Il s'en faut donc beaucoup, quoi qu'en dise Hume, qu'il y ait à chaque instant, dans une action, ou dans un caractère donné, tout juste autant de valeur morale que chacun y en met, quoiqu'il soit vrai que chacun ne sente bien exactement que ce qu'il sent. Car, encore une fois, ce n'est, dans ces circonstances, ni le sentiment tout seul qui intervient, ni aussi la raison toute seule; mais au contraire l'un et l'autre interviennent toujours, à vrai dire, au degré où chacun les possède.

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Voilà, suivant moi, l'état vrai de la nature humaine, considérée sous ce rapport. Ceux qui ne veulent pas admettre le sentiment comme partie essentielle et nécessaire de toutes nos déterminations morales, négligeant l'observation des faits, et s'attachant uniquement aux inductions qu'ils peuvent ti

*

Nec hoc dico sapientem semper uno iturum gradu, sed (SENEC. Ep. 20.)

una viá.

rer de la combinaison des mots qui représentent ce que la raison aperçoit de commun entre tous les phénomènes d'un même ordre, arrivent, par cette voie, à des conclusions contraires aux faits tels qu'ils sont. Ceux qui ne veulent considérer que le sentiment, sans la raison, arrivent, par un procédé du même genre, à des conclusions qui ne sont pas moins éloignées de la vérité, mais dans un sens opposé. Les uns font de l'homme un dieu, ou du moins une créature qui tiendrait plus de la divinité que de l'homme; les autres semblent le réduire à la condition des animaux, toujours et nécessairement déterminés par les sensations et par les sentiments qu'ils éprouvent dans un moment donné. Mais la nature humaine n'en reste pas moins ce qu'elle est, et ce que Dieu l'a faite; la seule chose donc qui puisse nous être réellement utile et profitable, c'est de l'observer avec la plus scrupuleuse attention, et de la connaître, autant qu'il nous est possible, telle qu'elle est.

S 4. Réponse à une autre objection, fondée sur l'erreur des philosophes qui n'admettent que le sentiment pour base des distinctions morales.

Une autre objection qu'on a faite contre le sentiment, considéré comme partie essentielle de notre constitution morale, se tire de la conclusion même qu'ont effectivement paru adopter quelques philosophes qui n'admettaient que ce sentiment pour base

de leur doctrine, ou pour cause de tous les phénomènes de cet ordre. On a dit: Si vous ne voyez dans les actions vicieuses ou vertueuses dont vous êtes témoin, dans celles que vous faites vous-même, ou que vous vous proposez de faire, que le sentiment agréable ou pénible dont vous êtes affecté, si ce sentiment est le seul motif qui puisse déterminer vos jugements ou votre conduite, il s'en suit nécessairement que, dans tous les cas possibles, vous ne jugerez et n'agirez que dans la vue de votre plus grand avantage personnel; que vous serez mu par votre seul intérêt, et qu'aucune action, aucune détermination de l'homme, n'aura d'autre principe, d'autre mobile, que ce qu'on appelle amour-propre ou amour de soi. En supposant même que la prudence, née de pareils sentiments, vous détermine à modérer, quand il le faudra, cette impulsion violente du plus pur égoïsme, ce sera ce que quelques philosophes ont appelé intérêt personnel bien entendu. Dès lors, que deviennent ces affections sublimes et généreuses, ces sentiments purs et désintéressés de dévoûment absolu à la famille, à l'amitié, à la patrie, que l'on a regardés, dans tous les temps, comme le caractère le plus noble et le plus imposant de la nature humaine?

Mais, premièrement, cette objection ne s'adresse pas au système que j'adopte, et dont j'ai commencé exposer les principales idées; car il n'admet pas

à

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