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bles de rendre à la société d'utiles et d'importants

services.

CHAPITRE IV. .

De la Faculté de perception morale, et des Notions qu'elle fournit à l'Entendement.

S1. Les Sentiments moraux sont les faits à l'occasion desquels la raison juge de la qualité bonne ou mauvaise des actions, et du mérite ou du démérite des agents.

Jusqu'ici j'ai considéré la sympathie comme donnant lieu à deux sortes de sentiments qui tantôt concourent à déterminer les actions de l'homme, dans tous les rapports où il peut se trouver avec ses semblables, et tantôt s'opposent, en quelque manière, les uns aux autres, de sorte que ses actions, dans ce cas, ne sont que le résultat de l'excès de l'une des forces qui le sollicitent en un certain sens, sur la force opposée, qui tend à lui imprimer une direction contraire. Le tableau rapide que j'ai tracé de tous ces divers sentiments auxquels notre cœur est incessamment en proie, nous a indiqué les principaux résultats de leur influence sur le caractère et sur la conduite morale des hommes, dans toutes les circonstances de leur vie, et suffirait presque pour nous fournir les règles propres à nous conduire au seut bonheur véritable, celui que donne la vertu.

Cependant, on peut et l'on doit s'efforcer d'arriver, en ce genre, à des principes plus explicites ou plus rigoureusement démontrés que ceux qui sortent, en quelque manière, de la simple exposition des faits décrits dans les deux chapitres précédents. Ce ne sera pas, sans doute, en abandonnant la voie de l'observation, la seule qu'il nous soit donné de suivre avec quelque sécurité, qu'on pourra atteindre ce but; mais en cherchant, au contraire, à pénétrer plus avant dans cette route, et à la suivre aussi loin qu'elle pourra nous conduire.

Réfléchissons, en effet, sur ce qui se passe en nousmêmes, à l'occasion de quelque action qui nous semble propre à contribuer au bonheur ou au malheur d'un seul ou de plusieurs de nos semblables: lorsque nous voyons, par exemple, un magistrat, organe inflexible de la loi, se montrer, comme elle, le protecteur constant de l'innocence, quelque dénuée qu'elle soit de crédit ou d'appui, et l'effroi des coupables, quelles que soient leur puissance et leur audace; lorsque nous sommes témoins des efforts généreux que fait le fidèle mandataire du peuple pour défendre les libertés publiques contre les envahissements du pouvoir, pour soustraire à l'avidité du fisc le fruit des sueurs et des

travaux du pauvre, les ressources qui lui sont rigoureusement nécessaires pour vivre et pour faire subsister sa famille; toutes les fois enfin que nous

sommes témoins d'un acte de courage, de générosité, d'éclatante justice, ou que nous en entendons le récit, quel que soit d'ailleurs l'auteur de pareilles actions, homme public ou privé, riche ou pauvre, connu ou inconnu.

N'est-il pas vrai que, sans être le moins du monde intéressés au résultat de ces actions, sans avoir aucun rapport direct ou indirect avec ceux qu'elles intéressent, nous éprouverons une jouissance véritable, un sentiment de plaisir ou de satisfaction très réel? que notre raison, jugeant immédiatement de la qualité de pareilles actions, les déclarera bonnes, honorables, et dignes d'être approuvées? qu'enfin, leur auteur, quel qu'il soit, nous inspirera un sentiment involontaire de bienveillance; que nous désirerons qu'il trouve, soit dans son propre cœur, soit de toute autre manière, la récompense qu'il mérite?

D'un autre côté, si nous considérons les actions nuisibles ou à des individus, ou à la société tout entière l'usurpation de l'autorité absolue par un chef militaire, l'anéantissement des libertés nationales, suite de cette usurpation; la fortune publique prodiguée sans pudeur aux vils flatteurs ou aux criminels agents de la tyrannie, la violation des lois par les juges chargés de les appliquer; tous les produits du travail et de l'industrie sacrifiés sans honte par des représentants qui, trahissant la confiance dont leurs concitoyens les avaient honorés, ne se montrent ar

dents qu'à capter la faveur des dépositaires de l'autorité,dans l'espoir d'en obtenir de l'or et des emplois, ou par la crainte de perdre ceux qu'ils ont déja obtenus; en un mot, si nous examinons ce qui se passe en nous toutes les fois que nous sommes témoins ou que nous entendons le récit d'une action propre à causer un dommage réel, soit à un seul individu, soit à plusieurs, abus de confiance, délation, outrage, calomnie, etc., que trouverons-nous au fond de notre cœur, en nous supposant même tout-à-fait à l'abri des résultats ou de l'influence quelconque de pareils actes, et sans aucun rapport direct, ni indirect, avec ceux qui s'y trouvent impliqués, soit comme auteurs, soit comme victimes?

Il est bien évident que nous éprouvons d'abord un sentiment de peine ou de souffrance véritable. En second lieu, que notre raison, appréciant immédiatement la qualité de ces actions, par l'effet même du sentiment auquel elles ont donné lieu, les jugera mauvaises, honteuses, dignes de blâme: qu'enfin l'auteur de pareilles actions, quel qu'il puisse être, nous inspirera, comme malgré nous, un sentiment d'aversion ou même de haine, et que nous ne pourrons nous empêcher de souhaiter qu'il trouve, soit dans son propre cœur, soit de toute autre manière, la peine ou le châtiment qu'il nous paraît avoir mérité.

Et il faut bien remarquer, que ce n'est pas l'une ou l'autre des circonstances que je viens d'énumé

rer, qui caractérise et complète le phénomène moral que je me suis proposé ici d'analyser et de décrire; c'est leur ensemble, ou leur concours simultané. Je n'ai pas dit sans doute tout ce qui s'y trouve, mais il me semble hors de doute que tout ce que je viens de dire s'y rencontre en effet, et cela suffit pour justifier, ce me semble, complètement les conclusions que je dois en tirer.

§ 2. Erreur des philosophes qui rapportent exclusivement à la raison tous les phénomènes de l'ordre moral.

Si donc il s'est trouvé des moralistes, anciens ou modernes, qui, remarquant comme un fait constant et indubitable ce jugement immédiat de la qualité des actions, du mérite et du démérite des agents, cette approbation ou cette improbation que nous reportons sur l'agent, en vertu du jugement que nous avons porté de la qualité bonne ou mauvaise de l'action (jugement qui véritablement ne peut appartenir qu'à la raison); si, dis-je, il s'est trouvé des philosophes qui, par ce motif, ont cru devoir regarder exclusivement la raison comme la source et le fondement de toutes nos déterminations morales, il me semble évident qu'ils n'ont pu faire ainsi que des systèmes défectueux et nécessairement incomplets, puisqu'ils négligeaient de tenir compte de plusieurs circonstances ou conditions qui, comme

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