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soupçonnent pas même l'injustice ou le peu

dement.

de fon

S 12. Orgueil.

L'orgueilleux, par exemple, est précisément dans ce cas; il semble vouloir imposer violemment aux autres les égards et la considération qu'il croit dus à ses talents, à sa fortune, à sa profession, et ne leur laisse pas le droit de juger jusqu'à quel point ils doivent partager ses sentiments à cet égard. Rien ne lui coûte plus, au contraire, que de leur témoigner de la bienveillance ou de l'estime, à moins qu'il ne les suppose fort supérieurs à lui, sous les rapports qui lui semblent justifier ses propres prétentions. Aussi est-il souvent réduit à se contenter de la déférence servile de ses valets ou de quelques vils complaisants qui lui font payer fort cher leur condescendance pour sa passion dominante. L'orgueilleux, néanmoins, pour peu qu'il ait de discernement et d'élévation d'ame, ne peut guère s'empêcher de sentir combien de pareilles jouissances sont imparfaites; mais il désespère de voir aucun juge impartial et désintéressé arriver à cette hauteur d'estime et d'admiration où il est de lui-même; il en a de l'humeur et de la colère, et c'est ce qui donne à ses traits et à ses manières cet air de dédain ou de hauteur, à ses paroles cette brusquerie ou cet ac

cent impérieux qu'on y remarque ordinairement. C'est un poltron qui grossit sa voix et qui prend l'air furieux pour se faire croire brave. Il n'y a guère de moments dans sa vie où un homme de ce caractère puisse se trouver heureux.

Au reste, l'orgueil individuel n'est qu'un travers ou un ridicule qui, à mesure que la civilisation fait des progrès, devient, sinon plus rare, au moins plus adroit et plus réservé dans ses exigences. On ne le remarque même que rarement dans les hommes qui ont quelque finesse ou quelque lumière dans l'esprit. Mais l'orgueil de caste est une maladie de l'ame d'autant plus déplorable qu'elle n'est pas même soupçonnée de ceux qui en sont atteints; car elle agit sur eux presque dès le berceau, et les frappe, s'il le faut ainsi dire, d'une difformité morale, dont ils se savent gré, parce qu'ils supposent qu'elle est pour les autres classes de la société un sujet de respect et d'admiration : je veux parler de leur dureté de cœur et de leur insensibilité pour les maux de ces mêmes classes qu'ils regardent comme si loin d'eux. Ainsi les nobles de France, au dix-septième siècle, non seulement formaient une classe séparée, par ses priviléges du reste de la nation; mais ils se croyaient réellement pétris d'un autre limon que les roturiers. S'ils voulaient bien croire que ceux-ci fussent encore des hommes, au moins ne supposaient-ils pas qu'ils pussent, dans aucun cas, mériter de leur part

des sentiments de respect, d'affection, ou même d'intérêt, pareils à ceux qu'ils avaient pour les personnes de leur

rang

L'orgueil de corps a beaucoup d'analogie avec celui de caste, excepté qu'il n'est pas toujours aussi profondément enraciné dans les ames, parce qu'on n'est pas prêtre ou magistrat par naissance, comme on est noble. Mais dans les pays où les magistrats et les prêtres forment des castes, leur orgueil est plus funeste encore que celui de la caste militaire, parce qu'il semble avoir un fondement plus raisonnable dans la nature même de leurs fonctions. Ces castes deviennent donc un fléau redoutable pour toutes celles qui leur sont inférieures, le prêtre aspirant sans cesse et parvenant trop souvent à se substituer lui-même à la divinité, dont il est re

*

Voyez les lettres d'une femme qui, par son esprit éminemment fin et délicat, par sa sensibilité souvent exquise, par la souplesse, l'éclat et la grace de son style, mérita l'admiration de ses contemporains, et fait encore les délices de tous les gens de goût; voyez, dis-je, dans la correspondance de Mme de Sévigné, avec quelle dérision inhumaine, avec quelle insultante légèreté elle parle des horribles calamités infligées aux paysans et aux bourgeois d'une vaste province : elle qui sait si bien vous intéresser aux moindres souffrances de sa famille et de ses amis, qui compatit si vivement aux plus petits revers de fortune qu'ils éprouvent, aux disgraces les mieux méritées de leur exigeante ambition.

gardé comme le favori, ou comme l'interprète, et le juge réclamant pour sa personne la soumission et le respect qui ne sont dus qu'à la loi, dont il est l'organe et le ministre. Au lieu que le noble de race, comme on dit, n'a guère à faire valoir, en faveur de ses prétentions, qu'un préjugé fondé sur des faits souvent fort indifférents en eux-mêmes, et dont la certitude est d'autant plus contestable qu'il leur assigne une date plus ancienne.

L'exercice ou la possession d'un grand pouvoir inspire presque inévitablement ces sentiments d'orgueil ou cette disposition à usurper, par la violence, l'affection, l'estime ou le respect de ceux qu'on opprime. De là ces lois, dites de Majesté, que les Tibère et les Domitien firent exécuter avec une si épouvantable barbarie, dont il existait avant eux de nombreux exemples, et qui ont été imitées depuis, partout où la tyrannie d'un homme, d'un corps, ou d'une faction, a pu s'établir. Mais ces prétendues lois ne sont que la manifestation d'une conscience coupable, et comme une solennelle déclaration de l'indignité de leurs auteurs. Il faut donc que les dépositaires de la puissance publique sachent enfin qu'on commande vainement l'amour ou le respect, mais qu'on est sûr de les obtenir en faisant le bien du plus grand nombre, c'est-à-dire en n'usant du pouvoir que d'une manière conforme aux lois et à la justice. Alors ils auront, pour se faire respecter et

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chérir, plus et mieux que la contrainte, ils auront la force d'une invincible nécessité.

C'est donc dans les circonstances où quelques hommes disposent d'un pouvoir arbitraire qui s'étend sur un grand nombre de leurs semblables, que l'orgueil produit les plus grands maux; c'est alors qu'il ensanglante la terre et la couvre de ruines. C'est l'orgueil, plus encore que le désir de vivre et de jouir sans prendre aucune peine, qui a propagé dans le monde l'esclavage, soit domestique, soit public; c'est lui qui a multiplié, varié à l'infini, les modes et les instruments de torture, partout où il y a des maîtres et des esclaves; qui a étouffé tout sentiment d'humanité dans le cœur des uns, et détruit presque tout ressort, toute énergie dans celui des autres. Mais la nature des choses veut que tout crime contre l'humanité porte avec soi son châtiment inévitable, et il est désormais bien démontré qu'indépendamment des catastrophes épouvantables auxquelles les maîtres sont quelquefois exposés par la révolte des esclaves, ils tombent incessamment, par l'effet même de cet ordre de choses, dans un état de dégradation morale et intellectuelle aussi honteux que déplorable, et qui entraîne pour eux de cruelles infortunes *.

* Voyez le cinquième livre du Traité de Législation de M. Charles Comte, où tous les faits relatifs à l'esclavage ont

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