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de l'ordre idéal, à ceux qui, exprimant l'idée générale de l'être, doivent posséder la fécondité que nous cherchons, s'il est vrai qu'elle existe; par exemple, au principe de contradiction « Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en un mème temps. »

Les idées que ce principe renferme sont les plus simples et les plus claires qui se puissent concevoir; c'est l'évidence au plus haut degré. Mais, s'il est seul, à quoi sert-il? Etudiez-le, creusez-le dans tous les sens, vous n'en tirerez qu'une intuition pure; intuition très-distincte, sans doute, mais stérile. Comme il n'affirme l'existence ou la non existence d'aucun être en particulier, impossible d'en rien conclure pour ou contre une réalité quelconque. L'esprit ne saisit que ce rapport conditionnel «< Si quelque chose existe, on ne peut admettre que cette chose n'existe pas en un mème temps, et vice versà. Quelle que soit l'évidence dans l'ordre idéal, si l'on ne pose la condition d'existence ou de non existence, le oui et le non demeurent indifférents à l'ordre réel. »

Mais qu'un fait se présente à l'entendement, celui-ci s'en empare ; il le jette, comme un pont, entre le monde logique et le monde des réalités; les deux rives se rapprochent; la science nait. Je sens, je pense, j'existe; combinez l'un de ces faits de conscience avec le principe de contradiction; ce qui n'était naguère qu'intuitions stériles, se déploie en une suite de raisonnements féconds, embrassant à la fois et le monde des faits et celui des idées.

140. Même dans l'ordre purement idéal, le principe de contradiction demeure impuissant, s'il n'est uni à des vérités particulières de mème espèce. On emploie souvent, en géométrie, le raisonnement suivant : « Une telle quantité est ou plus grande ou plus petite qu'une autre, ou égale à une » autre; sans cela, cette quantité serait, en même temps, plus grande et plus petite, égale et inégale, ce qui est absurde. » Application légitime du principe de contradiction; mais observez qu'ici ce principe n'est pas employé seul, qu'il est accompagné d'une vérité particulière de l'ordre idéal. On n'a pu s'en servir

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pour prouver soit l'égalité, soit l'inégalité, qu'après avoir supposé ou prouvé l'existence ou la non existence de l'une ou de l'autre; or cette preuve ne pouvait être tirée du principe de contradiction lequel renferme non une idée particulière, mais les idées les plus générales qui se puissent offrir à l'entendement humain. 141. Les vérités générales, même dans l'ordre purement idéal, ne mènent à rien, lorsqu'on les emploie toutes seules, parce qu'elles sont indéterminées et sans application; il en est de même des vérités particulières, mais par une raison contraire. Ne sortant point d'elles-mêmes, celles-ci rendent impossible l'emploi du raisonnement, qui ne peut faire un pas sans le secours des idées et des propositions générales. Unissez ces deux ordres d'idées, la lumière jaillit; séparez-les, vous vous trouvez en présence d'une intuition abstraite et vague, ou d'une vérité particulière qui ne vous peut rien enseigner sur la nature et sur les rapports des êtres, du point de vue de la science.

142. Nos idées sont de deux ordres; les unes supposent l'espace; par exemple, toutes les idées géométriques. Les autres n'ont aucun rapport avec lui; idées non géométriques. Un abime sépare ces deux ordres d'idées; pour le franchir il faut, pour ainsi dire, en former une mème chaîne que l'on prolonge de l'un à l'autre bord. L'ordre idéal lui-même reste incomplet si la jonction ne se fait point. L'ordre réel retombe dans le chaos ou plutôt il nous échappe et s'évanouit. Impossible de rien tirer des idées géométriques pures, ni pour l'ordre idéal non géométrique, ni pour le monde des réalités matérielles, encore moins pour les réalités immatérielles. Des idées non géométriques, on ne saurait tirer même l'idée d'une ligne droite. Cette observation nous semble décisive; elle prouve, jusqu'à l'évidence, que la vérité unique ne se trouve point dans l'ordre idéal. L'emprunter à l'ordre géométrique, c'est nous restreindre aux seules combinaisons appartenant à cet ordre; l'emprunter à l'ordre non géométrique, c'est perdre l'idée de l'espace et jusqu'à la possibilité de concevoir le monde des corps (1).

(1) Voyez la note XIV à la fin du volume.

CHAPITRE XV.

CONDITION INDISPENSABLE A TOUTE CONNAISSANCE HUMAINE. MOYENS DE
PERCEVOIR LA VÉRITÉ.

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143. Nous n'avons pu trouver ni dans l'ordre réel, ni dans l'ordre idéal humain, la vérité mère, le principe unique de toute vérité. Il reste donc prouvé que la science transcendan tale, proprement dite, est, relativement à nous, une chimère. Toutefois, nos connaissances doivent avoir un point d'appui ; ce point d'appui, nous le cherchons.

Pour éviter toute équivoque, je vais préciser la question. Il ne s'agit point d'un premier principe, lequel illumine ou produise par lui-même toute vérité, mais d'une vérité qui soit l'indispensable condition de toute connaissance; c'est pourquoi je ne le nomme point origine, mais point d'appui: le fondement ne fait pas l'édifice, il le porte. Le principe que nous cherchons est un fondement. Celui des philosophes que nous avons combattu était une semence.

Ces deux images, semence et fondement, expriment avec netteté ma pensée et caractérisent les différences qui nous séparent.

144. Toute connaissance, scientifique ou non, a-t-elle un point d'appui? Quel est-il, s'il existe? Est-il un ou multiple? Il est évident que ce point d'appui doit exister. Lorsqu'on nous demande le pourquoi d'une conviction, nous ne pouvons reculer à l'infini. Le fait, la proposition, le point d'arrêt auquel nous sommes forcés de nous tenir, voilà la vérité première, le fondement de la certitude.

145. En partant d'un assentiment donné, peut-être seronsnous amenés à reconnaître des principes divers, indépendants. les uns des autres. Dans ce cas, le point d'appui de nos connaissances ne serait pas un, il serait multiple.

Qu'il soit possible de ramener toute science à un principe unique, on l'affirme; mais le prouve-t-on ? Puisque l'homme ne trouve pas en lui-même la source de toute vérité (nous l'avons établi dans les chapitres précédents), les principes sur lesquels sa science repose doivent être empruntés au dehors. Principes multiples et divers peut-être. La question présente ne peut être résolue à priori. Il faut en appeler à l'observation. 146. Notre esprit atteint la vérité ou du moins l'apparence de la vérité; c'est-à-dire qu'il produit des actes que nous nommons percevoir et sentir. La réalité correspond-elle à ces actes? Nous n'avons point à le rechercher maintenant; la question qui nous occupe se trouve portée sur un terrain où les sceptiques eux-mêmes nous peuvent suivre. Ceux-ci, d'ailleurs, ne rejettent pas la perception et la sensation. S'ils nient la réalité, ils admettent l'apparence.

147. Il est plusieurs moyens de percevoir la vérité, de sorte que les vérités perçues appartiennent à des ordres divers, parallèles, pour ainsi dire, aux moyens de perception.

Ces moyens sont au nombre de trois conscience, évidence, instinct intellectuel. Les vérités correspondantes sont : Vérités de sens intime, vérités nécessaires, vérités de sens commun. Toutes choses qu'il faut distinguer avec soin, si l'on veut avoir des idées nettes et trouver le vrai, dans les questions relatives au premier principe de nos connaissances.

148. Le moyen que j'ai nommé moyen de conscience, c'està-dire le sentiment intérieur de ce qui se passe en nous, de ce que nous éprouvons, est indépendant de tous les autres. Que l'on détruise l'évidence, que l'on détruise l'instinct intellectuel, la conscience reste. Pour sentir, pour être assurés que nous sentons et de ce que nous sentons, nous n'avons besoin que de l'expérience elle-mème. S'il est possible de mettre en doute le principe de contradiction, j'ose affirmer qu'il ne l'est point d'ébranler la certitude de la souffrance chez celui qui souffre, du plaisir chez celui qui jouit, de la pensée chez celui qui pense. Le sommeil ou la veille, le bon sens ou la folie n'ajoutent rien, n'enlèvent rien au témoignage de la conscience. Ce témoi

gnage est inébranlable, parce que l'acte ou l'impression qu'il atteste sont présents, au fond de notre âme, d'une manière intime, immédiate. Il peut y avoir erreur dans l'objet, non dans le phénomène. Le monomane qui croit compter son or se trompe, sans doute; mais il a conscience qu'il le compte ; en cela il ne peut se tromper. Un homme rève qu'il est tombé entre les mains des voleurs; il se trompe sur le fait externe, non sur l'acte mème par lequel il le croit.

La conscience ne relève d'aucun témoignage extrinsèque; la certitude qu'elle produit est absolue, irrésistible, infaillible, dans la sphère de son activité; par le fait seul qu'elle est, elle témoigne d'elle-même. Pour elle, il n'y a point apparence et réalité ; l'apparence est une réalité. L'apparence est déjà une véritable conscience.

149. Je comprends, dans le témoignage de la conscience, tout ce qui affecte le moi humain; idées, sentiments, sensations, actes de la volonté, pensées de toute sorte, en un mot tout ce dont nous pouvons dire : je le sens.

150. Il est évident que les vérités de conscience relèvent de l'observation comme faits, mais ne se peuvent établir en propositions. Est-ce à dire que l'on ne puisse les énoncer? Non; mais que, par elles-mêmes, elles sont en dehors de toute forme intellectuelle simples éléments que l'intelligence coordonne et compare, mais qui ne donnent, isolément, aucune lumière ; qui se présentent tels qu'ils sont, mais ne représentent rien ; faits primitifs, au delà desquels l'intelligence ne peut s'avancer.

151. S'il nous est si difficile de comprendre l'isolement dans lequel se trouve, par nature, tout ce qui est purement subjectif, nous le devons au mélange des opérations purement intellectuelles avec les simples faits d'expérience interne ou de conscience.

On veut faire abstraction de la réflexion, mais l'effort même par lequel on cherche à s'en affranchir la ramène. L'intelligence est une flamme; vous la comprimez d'un côté, elle se fait jour de l'autre ; le souffle qui veut l'éteindre la rend plus vive et plus intense. De là la difficulté de distinguer entre l'objectif pur et

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