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de savoir s'il existe, indépendamment de cette force représentative que nous nommons idées, un ordre de substances finies capables de représenter des êtres distincts d'elles-mêmes, et dont elles ne seraient point causes. Leibnitz est pour l'affirmative; mais, comme on l'a déjà vu, son système des monades n'est qu'une hypothèse. Il faut se lancer en des conjectures sans résultat, ou se taire; le silence me semble plus philosophique. Je m'en tiendrai aux propositions suivantes :

1° S'il existe un être, représentant un autre ètre, qui n'ait point été produit par lui, la force représentative ne lui appartient pas essentiellement ; elle lui a été donnée.

2o On n'explique la communication qui s'établit entre les intelligences que par l'intervention d'une intelligence première, cause commune de toutes les intelligences, pouvant ainsi leur donner la force d'agir les unes sur les autres et de se représenter réciproquement.

129. La causalité peut, à la rigueur, ètre principe de représentation; elle n'est pas raison suffisante de la représentation.

Il est impossible qu'une cause soit représentative de ses effets, si elle n'est intelligible. Or, même en attribuant à la matière une activité propre, nous ne pourrions lui reconnaitre la propriété de représenter ses effets, puisqu'il lui manque la condition indispensable, l'intelligibilité immédiate.

150. Pour que les effets soient intelligibles dans la cause, celle-ci doit posséder d'une manière complète le caractère de cause, réunir toutes les conditions, toutes les raisons déterminantes nécessaires pour la production de l'effet. Les causes libres ne représentent point leurs effets; parce que ceux-ci restent, par rapport à celles-là, dans la sphère du possible. Il peut y avoir production; mais cette production n'étant pas nécessaire, l'on ne voit point dans la cause ce qui est, mais ce qui peut être. Dieu connaît les futurs contingents qui relèvent de la volonté humaine, non précisément parce qu'il connait l'activité de cette volonté, mais parce qu'il voit en lui-même, sans succession de temps, et ce qui peut se passer et ce qui doit se passer; car rien ne saurait exister, ni dans le présent,

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ni dans l'avenir, qu'il ne le veuille ou le permette. Il connaît également les futurs contingents qui relèvent de sa volonté. propre, parce que, de toute éternité, il sait ce qu'il a résolu et que ses décrets sont immuables.

151. Dans l'ordre nécessaire de la nature, une ou plusieurs causes secondaires nous seraient révélées, que nous ne pourrions voir en elles leurs effets, avec une entière sécurité, à moins que la cause connue n'agit isolément, ou qu'avec celle-ci toutes les autres causes ne nous fussent pareillement révélées. Or l'expérience enseigne que les diverses parties de la nature sont dans une communication intime et réciproque; on ne peut donc supposer cet isolement; ainsi, l'action de toute cause secondaire est assujettie à des combinaisons qui peuvent empècher ou modifier ses effets; de là vient la difficulté d'établir des lois générales entièrement sûres, pour tout ce qui tient aux faits de l'ordre naturel.

152. Observons, en passant, que ces considérations démontrent, encore une fois, l'absurdité de la science transcendantale lorsqu'on veut l'établir sur un fait unique, universel; on n'explique pas la représentation intellectuelle en substituant l'émanation nécessaire à la création libre.

La variété de l'univers fùt-elle purement phénoménale; n'existât-il, au fond, qu'un être toujours identique, toujours absolu, toujours un, on ne serait pas moins forcé de convenir que les apparences relèvent de certaines lois et qu'elles sont soumises à des conditions multiples et distinctes. Ou bien l'entendement peut voir l'absolu, de telle sorte que, par une intuition, il découvre tout ce qu'il contient, c'est-à-dire tout ce qui est, tout ce qui peut être sous toutes les formes; ou bien il est condamné à suivre les développements de l'inconditionnel, de l'absolu et du permanent à travers ses formes conditionnelles, relatives et variables; la première supposition, sorte de plagiat ridicule de la vision béatifique, est si visiblement absurde, qu'elle ne mérite point qu'on la discute. La seconde assujettit l'entendement à toutes les fatigues de l'observation et détruit, d'un seul coup, les promesses illusoires de la science transcendantale.

133. Les opérations de notre intelligence sont soumises à la loi de succession, c'est-à-dire à l'idée du temps. Cette loi se retrouve dans tous les phénomènes de la nature; que le temps existe en réalité, qu'il ne soit, selon le système de Kant, qu'une condition subjective que nous transportons aux objets extérieurs, il est certain que la succession existe, au moins pour nous, que nous sommes forcés d'en tenir compte. Dans cette hypothèse, nul développement infini ne peut nous être connu qu'à l'aide d'un temps infini, ce qui nous met dans l'impossibilité métaphysique de connaitre non-seulement le développement futur de l'absolu, mais son développement présent et passé. Ce développement étant nécessaire absolument, selon la doctrine que j'expose, une succession infinie a dû précéder notre existence; de sorte que l'organisation actuelle de l'univers doit être regardée comme un point sur une ligne sans fin, qui, dans le passé comme dans l'avenir, n'a d'autre milieu que l'éternité. L'observation nous révèle, dans unc proportion très-restreinte, l'état actuel du monde, et par conséquent nous sommes dans l'obligation de tirer cette connaissance de l'idée de l'absolu, en le suivant dans son développement infini. Or, cette méthode ne fût-elle pas, en soi, radicalement impossible, il faut s'incliner devant ce fait : La vie de l'homme, la vie de l'humanité, dans le passé comme dans l'avenir, ne suffirait pas à ce labeur.

134. Revenons à la représentation de causalité dans laquelle l'observation nous montre que la représentation idéale vient se confondre. En effet, un esprit ne pouvant avoir l'idée d'un objet qu'il n'a point produit, à moins qu'un autre esprit, cause de l'objet représenté, ne lui communique cette idée, il suit de là que les représentations purement idéales procèdent, directement ou indirectement, d'une manière médiate ou immédiate, de la cause de ces objets. D'autre part nous avons déjà vu que le premier Être ne connait les créatures distinctes de lui-mème qu'en tant qu'il est leur cause; donc la représentation d'idéalité vient se fondre dans celle de causalité, et ainsi se réalise, en partie, ce principe célèbre du penseur napolitain Vico : « L'intelligence connaît seulement ce qu'elle fait. »

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155. De la doctrine que nous venons d'exposer ressortent ces conséquences:

Deux sources primitives de représentation intellectuelle : identité et causalité. La représentation d'idéalité dérive nécessairement de cette dernière.

Dans l'ordre réel, le principe de l'être est identique à celui du connaitre. Celui-là seul qui donne l'être peut donner la connaissance; celui-là seul qui donne la connaissance peut donner l'être. La cause première peut donner la connaissance dans la mème proportion qu'elle donne l'être; elle représente parce qu'elle est cause.

156. La représentation d'idéalité, bien que tenant à la représentation de causalité, en est réellement distincte. Je ne puis laisser sans quelques éclaircissements ce point qui se lie, d'une manière intime, au problème de la représentation intellectuelle. Toutefois, la question viendrait mieux dans le traité des idées.

Il est des gens qui se figurent les idées comme une sorte d'images, comme des ressemblances de l'objet, ce qui n'est exact qu'à propos des représentations de l'imagination, c'està-dire de ce qui est purement corporel. Encore, dans ce cas même, faudrait-il que le monde externe fût, sous tous les rapports, tel que les sens nous le représentent ; qui donc oserait affirmer qu'il en est ainsi? Pour comprendre combien est vaine la théorie qui se fonde sur la ressemblance des choses sensibles, demandez ce qu'est l'image d'un rapport, comment sont représentés le temps, la causalité, la substance, l'ètre. La perception de ces idées implique un phénomène qui n'appartient pas à l'ordre sensible. On a comparé l'entendement à l'œil qui voit, et l'idée à l'image présente aux regards. Comparaison imparfaite. Le phénomène est quelque chose de plus mystérieux, de plus secret, de plus intime. Entre la perception et l'idée, il existe une union ineffable; l'homme ne la peut expliquer, mais il la sent.

157. La conscience atteste l'unité de notre être, l'identité du moi; elle proclame sa permanence, malgré la variété, la

multiplicité des idées et des actes qui se succèdent en lui comme les vagues sur la surface d'un lac. Les idées sont une manière d'ètre de l'esprit; mais quelle est la nature de cette modification? La production et la reproduction des idées relèvent-elles d'une cause distincte, agissant sur notre âme d'une manière constante et déterminant en elle, immédiatement, ces manières d'être que nous nommons représentations ou idées? L'esprit a-t-il reçu du Créateur une activité capable de produire ces représentations, bien que cette activité soit soumise à la détermination d'une cause excitante? Je me borne à poser les questions; nous les reprendrons plus tard (1).

CHAPITRE XIV.

IL N'EXISTE POINT DE PREMIER PRINCIPE DANS L'ORDRE IDÉAL.

158. Ce que nous n'avons pu trouver dans la région des faits, nous ne le trouverons pas davantage dans celle des idées. Donc il n'existe point de vérité idéale, principe unique de toute vérité.

On entend par vérité idéale l'expression d'un rapport nécessaire d'idées, abstraction faite de l'existence des objets que ces idées représentent; d'où il suit que les vérités idéales sont incapables, d'une manière absolue, de produire la connaissance de la réalité.

Pour acquérir une valeur, dans l'ordre des existences, toute vérité idéale a besoin de se formuler dans un fait. Le fait, s'il ne se combine à l'idéal, reste dans son individualité; il est incapable de produire autre chose que la connaissance de luimême; la vérité idéale, isolée du fait, ne sort pas du monde abstrait et logique; il ne peut descendre sur le terrain des existences.

139. Appliquons cette doctrine aux principes les plus certains

(1) Voyez la note XIII à la fin du volume.

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