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réellement distinctes. Qu'il me soit permis de rappeler que le type sublime de cette distinction nous est offert dans le mystère auguste de la Trinité, dogme fondamental de notre religion sainte. Ce dogme lumineux est recouvert d'un voile devant lequel notre raison s'incline; toutefois, les rayons qui s'en échappent jettent un jour plein de merveilles; si le mystère ne peut être expliqué, il est lui-même une explication sublime. Platon doit aux lueurs qu'il sut entrevoir et ravir à ce foyer divin ses titres les plus légitimes à notre admiration; c'est ainsi que les Pères et les théologiens, en cherchant, dans l'étude des vérités révélées, à étayer leur foi par certaines raisons de convenance, ont porté la lumière dans les profondeurs les plus cachées de la pensée humaine.

98. Ajoutons que cette prétendue identité universelle contredit un des faits primitifs et fondamentaux de la conscience, sans expliquer pour cela l'origine de la représentation intellectuelle et sa conformité avec les objets. Nul homme ne possède l'intuition du moi individuel et de sa nature, encore moins l'intuition de la nature de l'ètre absolu que les partisans de l'identité regardent comme le substratum de tout ce qui est ou de tout ce qui paraît. Dès lors, impossible d'expliquer a priori ni la représentation des objets, ni la conformité des objets avec la représentation. Donc, le fait que l'on voudrait donner pour base à toute la philosophie n'existe pas, ou n'est pas connu : dans les deux cas, il ne peut servir à fonder un système.

Si le fait existe, il ne peut se présenter à nous sous forme de raisonnement; il est vu, pour ainsi dire, plutôt que connu ; il exige la première place, ou n'en a point. Raisonner en dehors de ce fait, c'est s'appuyer, pour arriver au vrai, sur de simples apparences. L'illusion nous sert de degré vers la réalité. Ainsi, il résulte du système de nos adversaires que la philosophie doit commencer par l'intuition la plus vive, la plus efficace, ou qu'il lui est impossible de faire un pas.

99. La scolastique distinguait entre le principe de l'être et du connaître, principium essendi et principium cognoscendi. Cette distinction n'est pas admise dans le système que nous

combattons. L'être se confond avec le connaître. Ce qui est existe parce qu'il se connaît, et il existe seulement en tant qu'il se connaît. Déduire l'enchainement des connaissances, c'est dérouler l'enchaînement de l'ètre; il n'y a pas même deux mouvements parallèles ; il n'y en a qu'un. Le moi est l'univers; l'univers est le moi. Tout ce qui existe n'est qu'un développement du fait primitif; c'est le fait même qui se déploie et se manifeste sous différentes formes, s'étendant comme un océan sans rivage. Le lieu qu'il occupe, c'est l'espace infini; sa durée, l'éternité (1)!

CHAPITRE IX.

SUITE DE L'EXAMEN DU SYSTÈME DE L'IDENTITÉ UNIVERSELLE.

100. Ces systèmes, aussi funestes qu'absurdes, qui tous aboutissent au panthéisme, bien que par des chemins divers, renferment toutefois une vérité d'un sens profond : vérité que les sophistes ont défigurée; foyer lumineux devenu un abime de ténèbres.

L'homme cherche, par le raisonnement, à satisfaire un instinct de son intelligence, c'est-à-dire à ramener la pluralité à l'unité, la variété infinie des existences à un centre commun. L'entendement connaît que le conditionnel doit faire retour à l'inconditionnel, le relatif à l'absolu, le fini à l'infini, le multiple à ce qui est un. Toutes les religions, toutes les écoles philosophiques sont d'accord sur ce point; aucune ne revendique pour elle, d'une manière exclusive, cette vérité; on la trouve dans tous les pays du monde, à toutes les époques, au berceau mème de l'humanité. Tradition magnifique, tradition sublime qui, conservée par les générations au milieu du flux

(1) Voyez la note VIII à la fin du volume.

et du reflux des événements et des siècles, nous montre Dieu présidant à l'origine comme aux destinées de l'univers.

101. Oui, l'unité cherchée par les philosophes, c'est Dieu même; le Dieu dont le firmament raconte la gloire; le Dieu qui a écrit son nom dans les merveilles de la nature; le Dieu qui se manifeste dans la conscience humaine avec une irrésistible autorité. Oui! voilà l'unité, voilà la lumière qui éclaire et console le vrai philosophe, tandis qu'elle aveugle et trouble le sophiste orgueilleux; l'unité que le sage contemple, qu'il adore dans le sanctuaire de son âme, tandis que le philosophe insensé lui jette le nom sacrilége de son moi c'est elle qui, dans sa personnalité, sa conscience, son intelligence infinie, sa liberté parfaite, est la base et le couronnement de la religion; c'est elle qui, distincte du monde, a tiré le monde du néant; c'est elle qui le conserve, le gouverne et le conduit, par de mystérieux sentiers, au but fixé par ses décrets immuables.

102. Il y a donc unité dans le monde, unité dans la philosophie; là-dessus, l'accord est universel; mais voici où cesse l'accord: les uns séparent avec le soin le plus scrupuleux l'infini du fini, la force créatrice de la chose créée, l'unité de la multiplicité, en maintenant le rapport nécessaire entre la volonté libre de l'agent créateur et tout-puissant et les existences finies, entre la sagesse de l'intelligence souveraine et la marche harmonieuse de l'univers; les autres, frappés d'un aveuglement déplorable, confondent l'effet avec la cause, le fini avec l'infini, la variété avec l'unité; ils reproduisent dans les régions de la philosophie le chaos des anciens jours, mais sans espoir de recueillir dans l'ordre et l'unité les éléments épars au sein d'une épouvantable confusion. La terre de ces philosophes est vide, les ténèbres sont répandues sur la face de l'abîme; mais l'esprit de Dieu n'est point là, porté sur les eaux, pour féconder le chaos stérile, et faire sortir du milieu des ombres et de la mort l'océan de vie et de lumière.

Les systèmes élaborés par la vanité des philosophes ne soulèvent aucun voile. Le système de la religion, qui est en même temps celui d'une philosophie saine et de l'humanité, donne

la raison de toutes choses. Le monde des intelligences, comme le monde des corps, est une énigme sans nom pour l'esprit humain, du moment qu'il rejette l'idée de Dieu; que cette idée reparaisse, la lumière se fait et le mot est trouvé.

103. Ces deux problèmes essentiels : l'origine de la représentation intellectuelle, sa conformité avec les objets, ont pour nous une solution très-simple. Notre entendement participe de la lumière infinie bien qu'il soit limité dans ses attributs : la lumière qu'il reçoit n'est pas celle qui existe en Dieu même ; elle en est la ressemblance, communiquée à l'homme, créature faite à l'image de Dieu.

Cette lumière éclaire les objets et les rend sensibles aux yeux de notre esprit, soit que ces objets entrent en rapport avec lui par des moyens qui nous sont inconnus, soit que Dieu nous en donne directement la représentation lorsqu'ils nous sont présents.

104. La conformité de la représentation avec la chose représentée s'explique par la véracité divine. Un Dieu infiniment parfait ne peut tromper ses créatures. Telle est la théorie de Descartes et de Malebranche; penseurs éminents qui ne s'avançaient dans la recherche des vérités intellectuelles qu'en tournant, à chaque pas, leur regard vers l'auteur de toute lumière, qui n'écrivirent jamais une page où leur plume ne traçât ce grand nom : Dieu!

Malebranche, comme nous le verrons plus tard, prétend que, même dès cette vie, l'homme voit tout en Dieu; mais loin d'identifier le moi avec l'intelligence infinie, il établit entre eux une distinction profonde. En effet, pour soutenir, pour éclairer le moi, il ne trouve d'autre moyen que de le rapprocher de la substance infinie, de l'unir à cette substance. Un coup d'œil jeté sur l'œuvre immortelle du Platon français suffira pour nous convaincre combien son système diffère des systèmes modernes; combien il diffère de cette intuition primitive, acte essentiellement pur, dégagé de tout empirisme et qui semble sortir des régions où notre individualité est circonscrite; de cette intuition du fait simple, origine de toutes les idées et de

tous les faits, intuition qui réaliserait sur la terre, dans le monde de la philosophie, la vision béatifique. Ces folles prétentions étaient bien éloignées de la pensée et des théories de l'illustre oratorien (1).

CHAPITRE X.

PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION. MONADES DE LEIBNITZ.

105. Cette prétention, de trouver une vérité fondamentale, mère de toutes les vérités, de donner une base unique à la science humaine tout entière, peut sembler indifférente au premier abord; je la crois pleine de périls. Regardez au fond de la question. Vous verrez apparaître deux systèmes à peu près identiques: le panthéisme et la divinisation du moi.

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106. Le fait ou la vérité réelle, servant de base à toute science, devrait être perçu d'une manière immédiate; autrement, il faudrait donner au moyen de perception, le titre de vérité première; si le fait médiateur était cause relativement à l'autre, il est évident que ce terme moyen serait le fait primitif. Mème difficulté, si l'on accorde l'antériorité non à l'étre, mais à la connaissance. Comment, dans cette hypothèse, expliquer la transition du sujet à l'objet, c'est-à-dire la légitimité du moyen à l'aide duquel le fait primitif serait perçu?

L'union intime, immédiate de l'intelligence avec le fait qu'elle connait, est indispensable; or, comme le moi n'est uni de la sorte qu'avec lui-même et ses propres actes, il devient évident que le fait cherché n'est autre que le moi. Nous ne connaissons, d'une manière immédiate, que les phénomènes de notre conscience; c'est par eux que nous entrons en communication avec le non-moi. Donc, s'il existe un fait primitif, origine de tous

(1) Voyez la note IX à la fin du volume.

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