Page images
PDF
EPUB

nous échappe; dans le second, la nature des choses n'est donc pas une, mais multiple, puisque, de toutes parts, nous nous heurtons à la multiplicité.

87. Il est curieux d'observer avec quelle légèreté certains hommes, sceptiques à propos des principes les plus simples, se métamorphosent et font profession de dogmatisme, précisément sur les objets les plus contestables, les plus accessibles au doute.

:

Pour eux, le monde extérieur n'est que pures apparences, ou du moins une réalité tout autre qu'elle n'apparaît au genre humain; l'évidence, le sens commun, le témoignage des sens, sont des criterium sans valeur, bons tout au plus pour le vulgaire. On ne satisfait pas, à si peu de frais, aux exigences de leur philosophie. Chose étrange! ce philosophe, qui traite la réalité d'apparences trompeuses, qui n'aperçoit que ténèbres là où le genre humain voit clairement la réalité, à peine est-il sorti du monde des phénomènes, à peine a-t-il atteint les régions de l'absolu, qu'il se trouve éclairé d'une lumière mystérieuse nul besoin de raisonner; grâce à l'intuition la plus vive, la plus parfaite, il aperçoit l'inconditionnel, l'infini, l'unique, dans lequel toute multiplicité se résume, il possède la grande réalité, fondement de tous les phénomènes, le grand tout, dont le vaste sein réunit, absorbe, dans l'identité la plus parfaite, la variété infinie des existences. L'oeil fixé sur ce foyer de lumière et de vie, le philosophe voit se dérouler, en vagues innombrables, l'immense océan de l'ètre. Ainsi, il explique la variété par l'unité, ce qui est composé par ce qui est simple, le fini par l'infini. Pour réaliser ce prodige, nul besoin de sortir de lui-même; il lui suffit d'anéantir tout fait empirique et de s'élever jusqu'à l'acte pur par des sentiers connus de lui seul. Ce moi, qui se considérait peut-être comme une existence dépendante, fugitive, s'étonne de la grandeur qu'il découvre en lui. Origine de tous les êtres, ou, pour mieux dire, ètre unique dont tous les autres ne sont que les modifications phénoménales, voilà ce qu'est le moi. Que dis-je ? il est l'univers

BIBL. HIST. 8° ANNÉE. 4° OUVR.

6

même, l'univers arrivé, par un développement successif, à la conscience de son ètre. Tout ce qu'il voit hors de lui, et qu'il croit distinct de lui, n'est autre chose que lui-même; qu'un reflet de lui-même, se déployant à ses propres yeux sous mille formes diverses, comme un magnifique panorama.

Le lecteur pourrait croire que j'imagine un système pour avoir le plaisir de le combattre; il n'en est point ainsi. La doctrine que nous venons d'exposer appartient à Schelling.

88. Cette erreur tient, en partie, à l'obscurité du problème de la connaissance. Connaitre est une action immanente et en même temps relative à un objet externe, excepté le cas où l'être intelligent se prend lui-même pour objet, en vertu d'un acte réfléchi.

Pour connaître une vérité quelconque, l'esprit ne sort pas de lui-même; son action ne franchit pas les limites du moi; la conscience lui rend témoignage de sa permanence et du déve loppement de son activité dans le cercle intérieur du moi.

Cette action immanente s'étend aux objets les plus divers, comme aux plus éloignés par le temps et par la distance. Comment l'esprit peut-il se mettre en contact avec eux ? Comment expliquer qu'il y ait conformité entre l'objet et sa représentation (1). Sans représentation, point de connaissance; sans conformité, nulle vérité; la connaissance n'est qu'une illusion; l'entendement humain, le jouet d'un rêve.

Ce problème présente des difficultés très-graves, des difficultés insolubles peut-être, et soulève les questions les plus hautes de l'idéologie et de la psychologie; mais je ne dois pas anticiper sur des discussions qui ont leur place ailleurs, et je ́me borne au point de vue indiqué par la question que j'examine, qui est celle de la certitude et de son principe fondamental.

89. Que la représentation existe, c'est un fait attesté par le sens intime. Sans représentation, point de pensée; et, cette affirmation, je pense, est, sinon l'origine, du moins la condition indispensable de toute philosophie.

(1) Ce mot représentation revient souvent dans l'auteur et répond à l'idée rendre présent, rendu présent.

90. D'où vient la représentation? Comment expliquer le fait d'un être entrant en communication avec d'autres êtres, non par un acte transmissible, mais par un acte immanent. Et la conformité entre l'objet et la représentation, qui nous l'expliquera? Ce mystère n'indique-t-il point qu'au fond de toute chose il y a unité, identité; que l'être connaissant n'est autre que l'être connu, s'apparaissant à lui-même sous une forme différente; que les réalités visibles se réduisent à de purs phénomènes d'un même être toujours identique, infiniment actif, qui, par le développement de ses forces multiples et variées à l'infini, constitue cet ensemble que nous nommons univers? Non, non; il n'en est point ainsi. Erreur que la raison la plus extravagante ne saurait admettre; moyen aussi désespéré qu'impuissant d'expliquer un mystère ! J'ai dit un mystère; oui, mais mille fois moins obscur que le système à l'aide duquel on prétend éclairer ses ténèbres.

91. Loin de rien expliquer, l'identité universelle confond toutes choses; loin de résoudre les difficultés, elles les fortifie et les rend insolubles. Qu'il soit difficile d'entendre comment des objets distincts de l'esprit sont représentés dans l'esprit, nul ne le conteste; mais l'est-il moins de rendre compte du phénomène de l'esprit se représentant lui-même? S'il y a unité, s'il y a identité complète entre le sujet et l'objet, comment s'offrent-ils à nous comme choses distinctes? L'unité produit la dualité; l'identité enfante la diversité; qui nous expliquera ces mystères ?

C'est un fait attesté par l'expérience, et non par l'expérience des objets extérieurs, mais par celle de la conscience, par le fond le plus intime de notre être, que dans toute connaissance il y a sujet et objet, perception et chose perçue, et que cette distinction rend seule la connaissance possible. Même dans le cas où, par un effort de réflexion, nous nous prenons nousmêmes pour objet de nos pensées, la dualité se montre; si elle n'existe pas, nous la supposons. Sans cette fiction, nous n'arriverions jamais à penser.

92. Oui, l'observation nous apprend que, dans l'acte le plus intime, le plus concentré, la dualité se révèle, et non, comme

on pourrait le croire, une dualité fictive, mais une dualité réelle, positive, distincte..

L'intelligence qui se replie et fait retour sur sa propre nature ne voit point son essence, puisque l'intuition directe d'ellemème ne lui est pas donnée; elle voit ses actes et les prend pour objet; or l'acte réfléchissant n'est point l'acte réfléchi; lorsque je pense que je pense, le premier penser est distinct du second; tellement distinct, que l'un succède à l'autre ; le penser réfléchissant n'existerait pas si le penser réfléchi n'eût antérieurement existé.

93. Une analyse attentive de la réflexion confirmera les observations précédentes. Est-il possible de réfléchir sans un objet de réflexion ? L'objet, dans le cas présent, quel est-il ? C'est la pensée elle-même. Donc la pensée a dû préexister à la réflexion. Que si l'on prétend que la succession dans le temps, n'est pas nécessaire, et que la simultanéité ne détruit pas la dépendance, notre raisonnement ne perd rien de sa force. Je suppose, sans l'admettre, que la simultanéité soit possible; mais la dépendance ne l'est pas, s'il n'y a point de distinction. La dépendance est un rapport : le rapport suppose une opposition entre les extrêmes, et cette opposition entraîne la distinction.

94. Que ces actes soient distincts, alors même qu'on les supposerait simultanés, nous le pouvons prouver d'une autre manière. En effet, l'un de ces deux actes, l'acte réfléchi, existe indépendamment de l'acte réfléchissant. La pensée est dans un travail continuel sans pour cela faire retour sur elle-même. Qui n'a mille fois pensé sans songer à sa pensée? La même chose se peut observer à propos de la réflexion, soit qu'elle n'intervienne point pour s'occuper de l'acte de la pensée, soit qu'elle disparaisse et laisse à lui-même l'acte direct. Donc ces actes sont plus que distincts; ils peuvent se séparer; donc la dualité du sujet et de l'objet n'existe pas seulement vis-à-vis du monde extérieur, mais encore dans le plus intime, dans le plus vif de notre âme.

95. Que l'on ne dise point que la réflexion a pour objet, non

un acte déterminé, mais la pensée en général ; nous ne pensons pas seulement que nous pensons, mais que nous pensons à une chose déterminée; et, dans les cas mêmes où la réflexion prend pour objet la pensée en général, la dualité persiste : l'acte subjectif est alors un acte individuel, existant en un point déterminé du temps, et son objet est la pensée généralisée, c'est-à-dire une idée qui représente toute pensée, une idée dans laquelle se trouve comme une sorte de souvenir de tous les actes passés, ou de ce que l'on nomme activité, force intellectuelle. Donc, la dualité se manifeste, plus évidente encore, s'il est possible, que lorsque l'objet de la réflexion est une pensée déterminée. Dans ce dernier cas, la comparaison s'établit entre deux actes individuels ; ici, l'on compare un acte individuel avec une idée abstraite, une chose qui existe en un point précis du temps avec une idée qui fait abstraction du temps, ou qui contient, d'une manière confuse, tout ce qui s'est passé depuis le réveil de la conscience.

96. Ces raisonnements ont encore plus de valeur contre les philosophes qui placent l'essence de l'esprit non dans la force pensante, mais dans la pensée ; qui n'accordent au moi l'existence qu'en tant qu'il se connait lui-même, affirmant qu'il existe parce qu'il se pose en se connaissant, et qu'il n'existe qu'en tant qu'il se pose, c'est-à-dire en tant qu'il se connaît. De ce système résulte non-seulement la dualité, mais la pluralité des actes et du moi; car ce moi est un acte, et les actes se déroulent à l'infini comme des flots sur une mer sans rivages.

Ainsi, loin de garantir l'unité absolue et l'identité du sujet et de l'objet, on établit la pluralité et la multiplicité dans le sujet même; et l'unité de la conscience, en péril, cherche contre les sophismes philosophiques un asile à l'ombre de l'invincible

nature.

97. Il reste donc prouvé, d'une manière incontestable, qu'il y a en nous dualité primitive entre le sujet et l'objet, que la connaissance serait un phénomène incompréhensible sans cette dualité; que la représentation même est un mot contradictoire, si l'on n'admet, au plus profond de l'intelligence, des choses

« PreviousContinue »