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104. Il existe une différence entre les sentiments et les sensations; si cette différence n'altère point physiologiquement et psychologiquement l'essence du fait, elle semble le modifier sous le rapport intellectuel et moral. En général, c'est par un objet animé, c'est par un être sensible que les passions sont excitées; aussi semble-t-il qu'il y ait plutôt communication d'esprit à esprit, d'âme à âme, que de corps à corps. Le regard abattu, douloureux de l'homme, ou mème de l'animal qui souffre, éveille instantanément, en nous, le sentiment de la compassion; s'il en est ainsi, c'est que ce regard exprime la souffrance d'un être vivant. Observation vraie; que prouvet-elle? Qu'il existe dans la nature des forces occultes dont nous voyons les effets sans pénétrer le mystère de leur origine; mais ces forces se révèlent à nous par l'intermédiaire d'un corps, lequel affecte notre organisme d'une certaine façon. Qu'il y ait là une magie plus admirable, plus pénétrante, plus immatérielle que celle des cinq sens, je le veux; toutefois, la différence n'est que du plus au moins, elle n'est pas dans la nature du phénomène.

Il est certain que les êtres vivants, ceux d'une mème espèce en particulier, sont dans une communication constante; de là les affections qu'ils éprouvent. Il est certain que le plus grand nombre de ces affections suppose une correspondance mystérieuse avec des agents entièrement inconnus. Le monde des corps est inondé de fluides dont la science constate tous les jours les étonnantes propriétés. L'électricité, le galvanisme nous ont déjà révélé des merveilles. Qui sait par quel moyen le système, si vaste, si compliqué de la vie animale, répandue dans l'univers, se meut et fonctionne? Que de secrets à découvrir sur la correspondance des organisations, sur la manière dont elles influent les unes sur les autres; secrets, qui, peutêtre, resteront à jamais les secrets de Dieu!

105. Mais est-il vrai que les êtres sensibles aient seuls le pouvoir d'exciter les passions? n'avons-nous pas éprouvé mille fois que nos passions tiennent à notre organisme? Que l'on explique nos tristesses et nos joies soudaines et sans cause; pourquoi,

pacifiques maintenant, nous sommes, l'instant d'après, irritables à l'excès. Les impressions éprouvées par un être sensible, nos rapports avec lui, ne sont pour rien dans ces phénomènes. Ils tiennent aux mystères de notre organisation et participent de cette organisation.

106. Donc les impressions qui relèvent des cinq sens ne sont pas les seules; il en est d'autres qui doivent leur origine à des ètres purement corporels et inanimés. Donc, à côté des phénomènes appartenant aux sensations communes, il en est qui n'en diffèrent que par l'espèce et par l'organe qui les transmet. Donc ces impressions diffèrent des premières, comme diffèrent entre elles les impressions qui viennent de la vue, de l'odorat ou du goût; donc il existe plus de cinq modes de sentir.

CHAPITRE XVIII.

SOLUTION DE LA DIFFICULTÉ SOULEVÉE PAR M. DE LAMÈNNAIS.

107. Nous allons tirer des observations qui précèdent la solution des difficultés présentées par l'auteur de l'Essai sur l'Indifférence. Oui, de nouveaux sens nous donneraient des sensations nouvelles, mais sans troubler l'accord des sensations présentes. Nous venons de prouver, en effet, que les corps peuvent affecter, qu'ils affectent notre organisme en dehors des cinq sens, que les impressions qu'ils produisent diffèrent des impressions produites par les cinq sens. Et cependant ni l'harmonie de nos sensations, ni celle de nos idées ne sont altérées. La supposition de M. de Lamennais n'entraînerait done point le désordre qu'il suppose.

108. Les sensations en elles-mêmes ne sont que des affections de l'âme. Elles n'ont, à l'extérieur, d'objets correspondants que l'existence et l'étendue des corps. Donc, un

nouvel ordre de sensations serait un ordre d'affections nouvelles, qui n'altérerait en rien nos idées.

On le voit par ce qui précède : la supposition de M. de Lamennais est une réalité; il existe des sensations d'un autre ordre que celles des cinq sens. Donc, cette supposition ne renverse ni la certitude de nos connaissances, ni l'ordre et la nature de nos idées.

Un instrument de musique odorant et artistement travaillé peut en même temps charmer l'ouïe, le tact, la vue et l'odorat; nulle de ces impressions ne détruit ni n'empêche l'autre. Supposons à cet instrument de nouveaux rapports avec notre organisme, rapports excitant en nous des impressions différentes, pourquoi celles-ci ne pourraient-elles exister conjointement aux premières? La mélodie des sons, par exemple, ou plutôt l'impression que cette mélodie fait naître, empècherat-elle qu'il se produise dans notre âme mille impressions d'un autre ordre? Pourquoi nos connaissances seraient-elles bouleversées par l'introduction d'une nouvelle espèce de sensations? Pourquoi donner une valeur si grande à des suppositions dont · nous pouvons, sans peine, calculer les effets, puisque, en examinant à fond les phénomènes sensitifs actuels, nous les voyons réalisées?

109. Il est vrai, le seul moyen connu d'entrer en contact avec le monde extérieur matériel, c'est l'un des cinq sens; et toutefois, nous sommes forcés de convenir qu'il existe entre l'âme et les objets extérieurs des correspondances si mystérieuses, qu'il est impossible, lorsqu'on s'en tient aux sensations par lesquelles la communication s'est établie, de les expliquer. Etudions les effets que produit la musique ; ils sont de deux sortes effets matériels et purement auditifs, effets intellectuels et moraux. Les uns s'arrêtent, pour ainsi dire, au tympan, les autres arrivent au cerveau d'où ils pénètrent jusqu'au cœur. Chose remarquable! tel sera parfaitement organisé pour apprécier le premier ordre d'impressions et hors d'état de goûter le second. Deux hommes écoutent un concert; tous deux perçoivent la musique matérielle; tous deux saisissent le

:

moindre défaut de justesse dans la voix, dans un instrument, dans la mesure; tous deux admirent l'art du compositeur; ils sont sous le charme; mais quelle différence! Tandis que le cerveau du premier est à peine ému, qu'il ne perçoit qu'un plaisir matériel, le cœur et le cerveau du second se sont exaltés outre mesure. Son imagination se déploie en magnifiques élans; les pensées, les images naissent en foule; on dirait l'inspiration divine descendant sur son front avec l'ange de l'harmonie. Durant l'émotion profonde qui le transporte, la tendresse, la mélancolie, la haine, l'amour, la colère, la générosité, l'audace, l'emportement, tous les sentiments à la fois se partagent son âme. Les vibrations d'une corde sonore ont soulevé des tempêtes que les efforts de la raison peuvent à peine, dominer.

110. Que conclure de là, sinon qu'indépendamment des rapports ordinaires établis entre les objets extérieurs et nos sens, il en existe d'autres plus intimes, plus délicats entre ces mèmes objets et notre organisme; rapports constatés par l'expérience avec une entière certitude? Ils varient selon les individus; on ignore les circonstances nécessaires à leur réalisation;mais leur existence ne saurait être mise en doute; et cela suffit pour dissiper, comme une vaine fantasmagorie, ces suppositions absurdes par lesquelles on prétend renverser l'édifice de nos connaissances.

111. Ainsi se trouve résolue la seconde difficulté « S'il nous était donné un nouveau sens, qu'adviendrait-il? » Ni la certitude de nos connaissances, ni l'ordre ou la nature de nos idées n'en seraient altérés ou détruits; nos organes auraient acquis une manière nouvelle d'ètre affectés par les objets extérieurs, voilà tout. Un homme reçoit tout à coup l'usage de l'odorat; il éprouve une sensation de plus. Un homme sent naitre dans son cœur un sentiment inconnu jusque là, homme possède une affection de plus. Les impressions nouvelles prennent leur rang et ne détruisent ni ne changent les

autres.

FIN DU DEUXIÈME LIVRE.

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