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découverts par la science entre les phénomènes physiques de cette matière et l'ensemble merveilleux des phénomènes sensibles?

95. La difficulté grandit encore si l'on considère que les organes, même sans lésion d'aucune sorte, perdent leur sensibilité du moment qu'ils ne communiquent plus avec la masse cérébrale. Ainsi le phénomène de la vision s'accomplit dans la cavité du crâne, au milieu de l'obscurité la plus profonde; et cette admirable magie des sensations qui fait passer sous le regard de l'âme le spectacle de l'univers, qui la plonge dans le ravissement, aux accords de la musique, qui lui donne les sensations si variées du goût et des odeurs, qui la met en possession de toutes les merveilles de la vue, de l'ouïe, du toucher, de l'odorat: cette magie relève du cerveau, c'est-à-dire d'une matière blanchâtre, informe en apparence et grossière. Quoi! de si nobles fonctions à un peu de boue!

96. Le nerf A qui communique avec la masse cérébrale est-il affecté, notre âme éprouve une sensation que nous appelons voir; est-ce le nerf B? elle éprouve celle que nous nommons entendre, et ainsi pour les autres sens. Que l'on nous dise la raison de ces phénomènes.

Ainsi la philosophie confesse son impuissance. Oui; mais elle donne en même temps l'idée la plus haute de la portée de son regard, puisque ce regard sonde l'abîme qui sépare les deux phénomènes, abîme que Dieu seul peut combler. Lorsqu'il existe des causes secondes, le mérite de la philosophie est de les signaler; s'il n'en existe point, son mérite est de s'élever à la cause première. Un je ne sais est quelquefois un acte de raison plus sublime et plus intelligent que l'effort désespéré d'un orgueil sans mesure. Il y a de la grandeur à comprendre son ignorance. Se nourrir de grandes vérités est le propre des intelligences élevées; or, reconnaître notre ignorance n'est-ce pas une vérité de ce genre?

97. Ainsi l'existence d'un nouveau sens est chose possible; du moins n'y découvrons-nous aucune impossibilité. S'il est vrai de dire que le sourd et l'aveugle ne sauraient raisonnable

ment nier la possibilité des impressions qui relèvent de l'ouïe et de la vision, par la raison seule qu'ils ne les éprouvent pas, contester la possibilité d'un ordre de sensations autre que l'ordre connu, par cela seul qu'il nous est inconnu, ne serait-ce pas la même chose?

Dans le système actuel, la raison ne nous découvre aucune dépendance essentielle entre les sensations et leurs organes respectifs; entre l'organe, l'objet qui l'affecte, et les circonstances dans lesquelles il est affecté. Pourquoi la sensation déterminée que l'impression de la lumière sur les yeux produit en nous, ne pourrait-elle résulter d'une impression pareille sur un autre organe? Qui nous assure que le cerveau ne peut recevoir de différentes manières une impression identique? Pourquoi ce fluide que nous appelons lumière, et non un autre, doit-il produire l'impression? Cette même sensation voir ne pourrait-elle relever d'un autre ordre d'affections cérébrales? Un coup violent frappé sur la tête produit la sensation étrange d'une multitude de points lumineux. On connait cette locution vulgaire : « voir les étoiles en plein midi. » Force nous est d'avouer que la philosophie ne sait rien de toutes ces choses, qu'elle n'a pu jusqu'à ce jour pénétrer ces secrets qu'elle n'a pas de réponses à ces questions. Elle voit un ordre de faits, mais elle ne voit pas un enchainement nécessaire entre les faits. La sanction de ces phénomènes se trouve dans la volonté libre du créateur; la philosophie n'en a point le secret.

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98. S'il peut exister un ordre de sensations tout nouveau nous pouvons admettre un animal doué d'un sixième ou septième sens; l'imagination ne conçoit point ce que seraient les sensations nouvelles; la raison n'en voit pas l'impossibilité.

CHAPITRE XVII.

DES SENS AUTRES QUE LES CINQ SENS.

99. N'avons-nous, en effet, que cinq manières de sentir? J'ai sur ce point quelques doutes. Pour les exposer avec clarté, pour résoudre, s'il est possible, les questions qu'ils soulèvent, il convient de fixer d'une manière nette et précise la signification des mots.

Qu'est-ce que sentir? Dans l'acception la plus ordinaire, sentir c'est percevoir l'impression transmise par l'un des cinq sens. Ainsi conçue, il est évident que la signification de ce mot est restreinte à l'action des organes; mais considérée en tant qu'elle exprime une certaine espèce de phénomènes sensitifs, elle signifie éprouver une affection motivée par une impression quelconque de l'organisme. Même dans l'usage habituel, le mot sentir dépasse la sphère des cinq sens; et, bien qu'en exprimant cette idée substantivement on établisse une grande différence entre le sentiment et la sensation, on est souvent entraîné par la force des choses à les confondre dans l'expression. C'est ainsi que l'on dit : « La nouvelle a produit une sensation profonde. » « Il n'a pu résister au choc de sensations si vives. » Évidemment ici, ni le toucher, ni la vue, ni l'ouïe, n'ont rien à voir.

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100. J'ai dit que la force des choses obligeait à se servir du mot sentir en un sens plus étendu ; j'aurais dû dire la force de la vérité. Que l'on y réfléchisse, et l'on verra que l'acception large est encore plus exacte que l'acception restreinte. Aux yeux de la philosophie, sentir c'est éprouver une affection déterminée par une impression des organes. Or, quelle que soit cette affection, quel que soit l'organe affecté, du moment que l'affection existe, le phénomène, en tant qu'il relève de

l'âme, est en substance le même. Il n'y a de différence que dans l'espèce d'affection et dans l'organe qui lui sert d'intermédiaire. Puisque nous appliquons indifféremment le nom de sensation à des affections aussi distinctes que celles du tact et de la vue, pourquoi ne pourrions-nous l'appliquer à d'autres impressions déterminées par un organe quelconque ?

101. Que l'on fasse des mots sentir et sensation tel usage que l'on voudra, il n'en est pas moins vrai qu'indépendamment des affections déterminées par les cinq sens, nous en éprouvons un grand nombre qui relèvent d'un ordre particulier d'impressions organiques. Que sont les passions sinon des affections de l'âme, nées d'une certaine disposition des organes? L'amour, la colère, la compassion, la joie, la tristesse, tant d'autres sentiments qui nous troublent et nous agitent, ne les devonsnous pas, souvent, à la simple présence d'un objet ?

Mais, dira-t-on peut-être : il existe une différence essentielle entre les impressions qui relèvent des sens et celles qui tiennent aux passions les premières sont indépendantes de toute idée antérieure, de toute réflexion; les secondes les supposent plus ou moins. Ainsi, qu'un objet frappe nos yeux, nous ne pouvons ne pas le voir et toujours de la même manière. Et cependant cet objet tour à tour nous passionne, ou nous laisse insensibles et froids, et presque toujours à des degrés divers. Plus encore ; ce n'est pas la présence seule de l'objet qui nous affecte, mais certaines conditions sont nécessaires, par exemple, le souvenir d'un bienfait, d'une injure, l'idée d'un malheur souffert. N'estce point assez pour établir une différence essentielle entre ces deux ordres d'impressions?

102. L'objection que je viens d'exposer est spécieuse et vraie sous certains rapports; mais que l'on nous dise comment elle attaque ce que nous avons établi plus haut. Loin de prétendre, en effet, que les impressions dont j'affirme l'existence se produisent dans les mêmes conditions que celles qui relèvent des cinq sens, j'ai toujours admis la possibilité d'une différence non-seulement dans l'espèce et dans l'organe affecté, mais encore dans la manière dont l'organe est affecté, comme aussi

dans les circonstances au milieu desquelles la sensation se produit. Ce que j'affirme, c'est que le phénomène sensitif est en substance le mème. N'y trouvons-nous point les trois caractères qui constituent les phénomènes de ce genre, à savoir : un objet matériel, un organe affecté par cet objet, une impression produite dans l'âme. Que cette impression demande, pour se produire, l'avertissement de telle ou telle idée, de tel souvenir, le phénomène n'en existe pas moins; il n'en est pas moins le mème phénomène ; il implique une condition nouvelle, voilà

tout.

105. Autre observation. Pour que la vue d'un objet donne naissance à certaines impressions, il n'est besoin ni d'une idée, ni d'une réflexion quelconque; l'expérience est là pour l'attester. Un regard ne suffit-il pas à captiver une âme tendre, un cœur innocent, peut-être. D'où nait cette fascination soudaine, irréfléchie, et pour ainsi dire, involontaire? De la pensée de jouissances grossières? Mais celui dont nous parlons en ignore l'existence; il sent pour la première fois le trouble qui le perd. Il s'agit donc d'une affection de mème nature que les autres affections organiques. Je veux que certaines conditions d'âge, de tempérament, etc., soient nécessaires; qu'il ait fallu qu'un objet, entre mille, se rencontrât en des circonstances particulières, dont l'âme émue ne sait pas elle-même se rendre compte ; il n'en est pas moins vrai que nous trouvons ici un objet externe, une affection de l'organisme, une impression de l'âme. Le lien qui rattache ces divers phénomènes échappe à nos regards; mais il existe; nous sommes forcés de reconnaître qu'il existe.

Combien il serait facile de signaler dans les phénomènes de la reproduction un ordre d'impressions très-vives que la seule présence des objets détermine! Bien qu'il soit vrai que ces impressions présupposent l'action de l'un des cinq sens, elles sont d'un autre ordre; il n'est pas besoin, pour se rendre compte des choses, de savantes études physiologiques. L'âge, la santé, le tempérament, le climat, les saisons, etc., exercent sur ces phénomènes une influence décisive. 1

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