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encore plus impuissant que la vue à nous préserver des illusions.

Comment percevrons-nous, à l'aide du tact seul, le mouvement d'une barque glissant avec lenteur au milieu d'un canal? Si nous observons attentivement les objets auprès desquels passe notre embarcation, la vue nous avertit quelquefois de ce mouvement; mais le tact, borné par essence à ce qui affecte immédiatement le corps, ne nous peut aider, en aucune sorte, hors le cas de contiguïté absolue.

Il est bon de remarquer aussi que nous ne rapportons aux objets placés hors de nous le mouvement perçu par le tact qu'après en avoir acquis l'habitude par des comparaisons répétées. Celui qui, pour la première fois, laisse glisser sa main sur un corps, est hors d'état de discerner si c'est la main qui se meut sur l'objet, ou l'objet qui se meut sous la main. Ce phénomène est facile à comprendre; la sensation du mouvement est essentiellement une sensation successive; or cette sensation se produit également, que ce soit l'objet ou la main qui se meuve. Exemple: notre main parcourt, dans sa longueur, un corps présentant différentes surfaces; nos sensations varient selon la différence des surfaces; que si, sous la main immobile, l'objet passe à son tour, avec le même mouvement, la même pression, le même frottement, les sensations sont les mèmes; chacun peut avoir observé combien il est difficile, lorsque nous nous appuyons sur un objet glissant, de distinguer lequel des deux se dérobe, de notre corps ou de l'objet sur lequel il s'appuie. Ainsi donc, le tact lui-même confirme l'opinion que nous avons avancée, à savoir que la distinction entre le mouvement de l'organe et celui de l'objet extérieur ne relève pas de la sensation seule.

89. De ce côté, le tact n'a donc aucune prérogative; examinons si la vue peut, à elle seule, nous mettre en état de distinguer le mouvement de l'œil de celui de l'objet mobile. Nous l'avons observé déjà : une sensation isolée, relative à un seul objet, est insuffisante; mais il nous sera facile de prouver que la comparaison entre des sensations différentes nous mène facilement à ce résultat.

Exemple du point A, l'œil, regardant un objet B, le voit à l'extrémité du champ visuel, projeté sur un plan. Supposons que l'objet B soit une colonne placée au milieu d'une grande salle, et le point A un angle de cette salle. L'œil verra la colonne comme dessinée sur le mur opposé; si l'oeil change de place, la colonne changera pareillement; de telle sorte que si l'œil fait le tour de la colonne, celle-ci semblera successivement occuper tous les points du pourtour de la salle. Mème phénomène si l'on suppose la colonne fixe et l'œil immobile. Qui ne voit, en effet, que si la colonne se meut autour d'un observateur immobile, cette colonne devra se présenter à lui sur tous les points des murs opposés. Donc une seule sensation visuelle, relative à un seul objet, ne saurait nous apprendre si le mouvement appartient à l'objet ou bien à l'œil qui voit.

Mais, pour apprendre à distinguer entre ces mouvements, ajoutons à la sensation unique la vue simultanée de plusieurs objets; supposons, par exemple, que l'oeil, en même temps. qu'il voit la colonne, aperçoit certains corps interposés entre le mur et lui, des candélabres, des lustres, des statues, etc. Est-ce l'œil qui se meut? à chaque fois que la colonne se projette sur une partie différente de la muraille, tout change, ou semble changer de place: candélabres, lustres, statues, etc. Est-ce la colonne? chaque chose garde sa place; la colonne seule a changé. Donc, la vue, indépendamment des autres organes, rend témoignage de deux ordres de mouvement distincts:

1° L'un, dans lequel tous les objets changent de position; 2o L'autre, dans lequel la position d'un seul objet est changée.

Ces deux ordres de phénomènes ne pourraient rester inaperçus; la réflexion, forcément éclairée par le retour du même fait, en viendrait bientôt à tirer les conséquences qui suivent :

1° Du changement total et constant dans la position des objets que ce ne sont point les objets qui se meuvent, mais l'œil qui change de place.

2o Du changement de position, soit d'un seul objet, soit de

quelques objets seulement, au milieu de tout le reste immobile que ce changement tient, non au mouvement de l'œil, mais à celui des objets.

Toutes choses changeraient-elles de place autour de nous, nous nous haterions d'attribuer ce changement au mouvement de l'œil; nous affirmerions le contraire, lorsqu'un seul objet, ou bien un petit nombre d'objets changeraient de place. Et qu'on ne s'y trompe pas, la supposition, ici, c'est la réalité. Les idées qui naissent du tact sont essentiellement limitées; il est donc impossible que les idées de mouvement, appliquées à des objets placés hors de sa portée, relèvent de lui.

90. Je crois avoir démontré que la prétendue supériorité du tact ne repose sur rien, et que l'opinion qui désigne ce sens comme la base de nos connaissances relativement aux objets extérieurs, comme la pierre de touche de la certitude des sensations transmises par les autres organes, est une erreur. Sans lui nous pouvons acquérir la certitude de l'existence des corps; nous acquérons sans lui l'idée de la surface et du volume; sans lui nous connaissons le mouvement; sans lui nous parvenons à distinguer si le mouvement appartient à l'objet ou à l'organe qui reçoit l'impression. La théorie des sensations précédemment exposée, les conséquences qu'il est possible de tirer des rapports de dépendance ou d'indépendance que les phénomènes sensibles ont entre eux et avec notre volonté, enfin, tout ce que nous venons d'établir se peut appliquer à la vue aussi bien qu'au toucher.

91. Voici comme une sorte de résumé de la doctrine que nous venons d'exposer :

1° Nous distinguons le sommeil de la veille, même en faisant abstraction de l'objectivité des sensations;

2" Nous distinguons deux ordres de phénomènes de sensation interne et externe, abstraction faite pareillement de l'objectivité;

3o Les sens nous donnent la certitude de l'existence des corps;

4o Les sensations n'ont point, extérieurement, de type qui les représente, à l'exception de l'étendue et du mouvement;

5o Le tact n'a point le privilége d'être la pierre de touche de la certitude;

6o Les sens nous apprennent qu'il existe des êtres externes, c'est-à-dire des êtres placés hors de nous; que ces êtres sont étendus, soumis à des lois nécessaires, et que ces êtres produisent sur nous des effets nommés sensations. Ils ne nous peuvent apprendre autre chose.

CHAPITRE XVI.

DE NOUVEAUX SENS SONT-ILS POSSIBLES?

92. Lamennais a écrit: «Qui nous dit qu'un sixième sens, par un témoignage contraire, ne troublerait pas l'accord des sens? Sur quoi se fonderait-on pour le nier? Supposons-nous. des sens différents de ceux dont la nature nous a doués, nos sensations, nos idées, ne seraient-elles pas aussi différentes? Peut-être suffirait-il, pour ruiner toute notre science, d'une légère modification dans nos organes. Peut-être y a-t-il des ètres organisés de telle sorte que leurs sensations étant en tout opposées aux nôtres, ce qui est vrai pour nous soit faux pour eux et réciproquement. Car enfin, si l'on veut y regarder de près, quel rapport nécessaire existe-t-il entre nos sensations et la réalité des choses? Et quand il existerait un tel rapport, comment les sens nous l'apprendraient-ils? » Essai sur l'Indifférence (tome II, chap. XIII.).

Les questions que ces lignes soulèvent sont éminemment importantes; elles méritent un examen sérieux.

93. Est-il intrinsèquement impossible d'admettre une organisation différente de la nôtre et, partant, un ordre de sensations tout différent? Je ne le pense pas. Que si cette impossibilité existe, le pourquoi nous en est inconnu.

BIBL. HIST. 8° ANNÉE. 4° OUVR.

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N'importe l'opinion adoptée sur la manière dont les objets externes agissent sur l'âme au moyen des organes, cette opinion n'implique aucun rapport nécessaire, aucune analogie entre ces objets et l'effet qu'ils produisent.

Un corps reçoit, sur sa surface, les rayons d'un fluide que nous appelons lumière. Ces rayons réfléchis viennent frapper la rétine, c'est-à-dire une autre surface en communication avec le cerveau. Jusque-là tout est simple et facile à comprendre; il s'agit d'un fluide mobile, allant d'une surface à l'autre, lequel peut déterminer sur la matière cérébrale tel ou tel effet purement physique. Mais où donc est le rapport entre ce fait et l'impression d'un ordre tout différent qui s'appelle voir, cette impression qui n'est ni le fluide, ni le mouvement, mais une affection dont le moi, c'est-à-dire ce qui sent, ce qui pense, ce qui vit, a conscience?

A la place du fluide lumineux et de son mécanisme, supposons un mécanisme différent, par exemple, celui de l'air qui vibre et vient ébranler le tympan. Nous dira-t-on par quelle raison essentielle ce phénomène ne produit point la sensation de la vue? Force est d'avouer que nous n'en connaissons point. A qui n'aurait nulle idée de notre organisme, les deux phénomènes seraient également incompréhensibles.

94. Ce que nous disons de la vue et de l'ouïe se peut dire des autres sens. Nous voyons un organe matériel affecté par un corps; nous voyons des surfaces mises en présence ou en contact; nous voyons des mouvements de telle ou telle nature; mais comment franchir l'abîme qui sépare le phénomène physique de celui de la sensation? J'en cherche vainement le moyen. C'est une de ces barrières que l'esprit de l'homme ne peut franchir. Tout semble prouver que les rapports établis entre ces deux ordres de phénomènes ne relèvent que de la volonté libre du Créateur. S'il en est d'autres, s'il existe quelque enchaînement nécessaire, cette nécessité reste un secret pour l'homme. Que l'on analyse les tissus qui reçoivent l'impression des objets, la substance matérielle du système nerveux, organe de la sensation, et que l'on nous dise quels sont les rapports

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