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celui de la vue et dont les yeux immobiles restent fixés sur un objet également immobile, ne puisse distinguer si cet objet est une perspective ou bien un solide, je le comprends sans peine. Tous les objets retracés d'une manière permanente sur la rétine s'offrent à lui comme projetés sur un plan. Ce fait s'explique par les lois qui régissent l'organe visuel en même temps que la transmission au cerveau des impressions de cet organe. L'âme rapporte à l'extrémité du rayon visuel la sensation qu'elle éprouve; et comme, dans la supposition présente, elle n'a pu faire aucune espèce de comparaison, il n'existe pour elle nul motif déterminant de placer ces extrémités à des distances inégales, ce qui constitue la troisième dimension.

Supposons un cube offrant trois de ses faces. Il est certain que les trois plans, bien qu'égaux entre eux, ne se présenteront point à nous de la même manière, leur position respective ne leur permettant pas d'envoyer à l'œil des rayons également lumineux. Que si l'âme n'a jamais eu l'occasion de comparer à d'autres sensations la sensation nouvelle, comment pourraitelle apprécier une disparité qui résulte du plus ou moins de distance et de la position? Elle rapportera tous les points à un mème plan, et, malgré l'égalité des faces, n'hésitera pas à les croire inégales.

En ce cas, la vue présentera l'objet tout entier dans un plan de perspective; de plus, comme l'âme n'aura pu ni connaître la distance de l'œil à l'objet, ni l'apprécier, l'objet, selon toute vraisemblance, lui apparaitra comme faisant partie de l'œil même; disons mieux, nous éprouverons la sensation d'un phénomène dont le rapport et la cause nous resteront inconnus.

81. Si, malgré l'immobilité de l'œil, il nous était possible d'ouvrir et de fermer la paupière, nous arriverions évidemment à comprendre que l'objet saisi par le regard est placé hors de nous. Ce mouvement unique, produisant tour à tour la sensation de la présence ou de l'absence de l'objet par l'interposition d'un corps, nous fournirait un terme de comparaison, d'où, forcément, nous verrions sortir l'idée de distance; or, comme cette distance serait perpendiculaire au plan de l'objet,

nous aurions l'idée de la profondeur ou de l'épaisseur et, partant, d'un solide.

Par bonheur, la nature, plus généreuse envers nous, ne nous a pas enfermés dans une supposition qui restreint avec tant d'avarice nos moyens de connaissance. Toutefois, il ne nous aura pas été complètement inutile d'envisager le phénomène sous ce point de vue. Cet examen, je l'ose espérer, jettera quelque lumière sur les démonstrations suivantes.

82. Pour donner l'idée de solide, la vue a besoin du mouvement; elle ne saurait s'en passer : mouvement dans les objets ou dans le regard, il n'importe.

Nous allons supposer l'œil immobile; voyons comment, par le mouvement des objets, la sensation seule de la vue nous peut donner l'idée d'un solide. Il s'agit d'ajouter aux deux dimensions qui constituent le plan la troisième qui constitue le solide. Toute la difficulté est là.

Soit un œil immobile, regardant au point A un parallélipipède droit et rectangulaire B, dont les deux bases sont entièrement cachées, de sorte que la droite, qui va du centre de l'œil à l'arète ou ligne de division, partage l'angle dièdre (1) en deux parties égales. Nous donnerons à chaque face du parallelipipède une couleur différente alternativement blanche, noire, verte et rouge. Ici l'œil voit les deux plans en un seul; de sorte que l'arête ou ligne de division lui apparaît comme une droite coupant deux parties d'un même plan, qui ne diffèrent que par la couleur. L'inclinaison de deux plans lui échappe ; et comme il rapporte l'objet à l'extrémité du rayon visuel, qu'il n'a pu comparer des différences qui tiennent soit à l'inégalité des distances, soit à la position des objets, soit à la manière dont ces objets sont frappés par le jour, l'œil doit les confondre et les confond en effet dans une mème surface dont il distingue les diverses parties. Il ne va pas plus loin.

Autre preuve : nul n'ignore qu'au moyen de la perspective on peut arriver à l'imitation parfaite d'un solide. Supposons

(1) Angle formé par deux plans qui se rencontrent.

qu'au lieu du solide B, nous ayons sous les yeux une surface plane sur laquelle on aurait imité les deux faces du parallélipipède dont il s'agit; même sensation, partant illusion complète. Donc, il existe deux moyens de produire une mème sensation; donc, si l'on ne suppose une comparaison antérieure, il est impossible de distinguer entre ces deux moyens ; et dès lors l'idée qui se présentera sera nécessairement la plus simple, à savoir l'idée d'une surface plane.

83. Que si le parallelipipède se meut autour d'un axe vertical, il présentera successivement ses quatre faces plus grandes ou plus petites selon leur inclinaison par rapport au rayon visuel, de sorte qu'elles atteindront leur maximum lorsque les plans seront perpendiculaires à ce rayon, leur minimum lorsqu'ils lui seront parallèles.

De la succession, de la diversité des sensations, naitra bientôt l'idée de mouvement; nous verrons, en effet, les mèmes plans du parallelipipède occuper des positions différentes; comme ces plans s'offriront aux regards d'une manière uniforme et constante, cette uniformité suggérera l'idée, par exemple, que la couleur qui reparaît après la couleur noire est la mème que l'on a vue déjà; ainsi des autres; et comme les couleurs iront se remplaçant et se succédant d'une manière constante, l'idée de l'étendue naîtra du prolongement ou de la direction du rayon visuel, ce qui suffit pour former l'idée d'un solide.

Le plan nous avait donné les deux dimensions qui constituent la surface. Pour concevoir un solide, il nous manquait la troisième que le plan ne contenait point. Le parallélipipède en mouvement nous en a fourni l'idée.

84. Ce mouvement qui s'exécutait autour d'un axe vertical, nous le pouvons supposer s'opérant autour d'un axe parallèle à l'horizon; alors se présenteront à nous d'une manière successive et sous des aspects différents, selon la position du polyèdre, c'est-à-dire selon l'ouverture de l'angle formé par les plans avec le rayon visuel, deux faces opposées du parallélipipède ainsi que leurs bases. Ainsi se produira l'idée d'une

dimension qui ne se trouve point dans le plan primitif; partant, ce qui manquait à la formation de l'idée de volume finira par se compléter.

85. Nous avons supposé l'objet en mouvement et l'œil immobile; nous pouvons supposer l'objet immobile et l'œil en mouvement. Le résultat reste le même. L'homme que nous supposons dépourvu du sens du toucher, mais doué de l'organe de la vue, ne laissera pas de se former, par les seules impressions de cet organe, les idées qui constituent un solide. Il est vrai qu'il ne pourra discerner si le mouvement part de l'objet qu'il voit ou de lui-même, mais ceci n'exclut point la formation de l'idée composée de trois dimensions.

CHAPITRE XV.

LA VUE ET LE MOUVEMENT.

86. J'ai dit que l'observateur ne pouvait discerner lequel se meut de l'objet ou de lui-même. La vision ne suffit donc pas à nous donner une idée vraie du mouvement. Quand notre vaisseau quitte le port, nous savons que les objets qui semblent fuir à l'horizon sont immobiles, que seuls nous sommes cu mouvement, et cependant l'illusion est complète. Plus encore; si le mouvement de l'observateur et celui de l'objet sont simultanés, d'une vitesse égale et dans la même direction, toute idée de mouvement disparaît.

Que si deux mouvements se combinent, l'un selon notre direction, l'autre dans une direction différente, nous ne percevons que ce dernier; lorsque, du milieu d'un fleuve, nous apercevons sur le rivage un cheval marchant dans la direction que suit notre vaisseau, l'animal nous semble se mouvoir sans avancer; des deux mouvements qu'il exécute à la fois, nous ne

saisissons que le mouvement vertical; le mouvement horizontal nous échappe.

Il est facile d'en donner la raison. Nous ne jugeons de l'objet que par les impressions qu'il fait naître; si l'impression est diverse, l'idée de mouvement survient; mais seulement alors. En effet, l'objet ou l'œil se mouvant, il y a succession d'impressions dans la rétine, partant idée de mouvement; mais si le mouvement de l'objet et de l'œil se font en même temps, un mouvement compense l'autre, l'impression de la rétine est la même; les deux objets nous semblent en repos.

87. C'est ainsi que dans le cas où les mouvements de l'œil et de l'objet sont simultanés, mais inégaux en vitesse, nous ne percevons que la différence; notre vitesse étant comme 5 et celle de l'objet comme 5, la vitesse de l'objet nous paraît égale à 2; soit la différence de 5 à 5. Que si le mouvement que nous exécutons est plus rapide que celui de l'objet, bien que dans la même direction, cet objet nous semble se mouvoir en sens contraire. Lorsque nous voguons dans la direction d'un courant, sous une impulsion plus rapide que celle de l'eau, le courant semble remonter; et si le courant ne nous semble pas aller aussi vite qu'un objet immobile au même lieu, c'est que son mouvement s'effectuant dans la direction que suit notre barque, nous n'apercevons que la différence. Le mouvement inaperçu qui nous emporte étant comme 5, un objet immobile nous semblera se mouvoir avec une rapidité égale à 5. Supposons la rapidité du courant égale à 3, son mouvement en amont sera pour nous égal à 5 3=2.

88. De ces observations, il semblerait résulter que si la vue suffit, quelquefois, pour nous donner l'idée du mouvement, elle ne peut suffire toujours; qu'ainsi, le tact devient indispensable lorsqu'il s'agit de distinguer les mouvements qui nous appartiennent, de ceux qui ne nous appartiennent point. Erreur! nous pouvons distinguer, à l'aide de la vue, le mouvement de l'œil de celui de l'objet; que si, dans certains cas, il y a impossibilité, on en peut dire autant du tact lui-même. Observons d'abord que dans les exemples cités, le tact est

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