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agissent habituellement en un sens direct, spontané et non réfléchi preuve manifeste qu'elles se développent en ce sens, et non par réflexion.

S'il était l'œuvre de la réflexion, le développement primitif supposerait la faculté de réfléchir portée à un très-haut degré; or, il n'en est point ainsi, peu d'hommes sont doués de cette force et chez la plupart elle est à peu près nulle; on ne l'acquiert que par un travail opiniâtre. Que d'efforts pour passer de la connaissance directe ou intuitive à la connaissance réfléchie!

19. Appelez l'attention d'un enfant sur un objet quelconque, il le perçoit; mais appelez son attention sur la perception même, son entendement se trouble; il ne peut vous suivre. Il s'agit, par exemple, des premiers éléments de la géo

métrie.

Voyez-vous cette figure terminée par trois lignes! C'est un triangle. Les lignes se nomment côtés, et les points où ces lignes se réunissent se nomment sommets des angles.

-

Cette figure terminée par quatre lignes est un quadrilatère'; il a, comme le triangle, ses côtés et ses sommets. Un quadrilatère peut-il être un triangle, et vice versá? - Non. Jamais? Jamais. Et pourquoi? Ici quatre côtés; là trois; comment seraient-ils une même chose? — Qui sait? vous le voyez ainsi, vous; mais.... Mais comment ne le voyezvous pas? Ceci est trois, ceci quatre; quatre n'est pas la même chose que trois.

Tourmentez l'entendement de cet enfant tant qu'il vous plaira, vous ne le ferez point sortir de son thème; vous observerez que sa perception et sa raison agissent toujours en sens direct, c'est-à-dire en se fixant sur l'objet ; mais vous n'obtiendrez jamais que, de lui-même, il ramène son attention sur ses actes internes, qu'il pense sa pensée, qu'il combine des idées réfléchies, qu'il y cherche la certitude de son jugement.

20. Ceci nous mène à signaler une erreur capitale dans l'enseignement de l'art de penser. On assujettit, dès le début, une intelligence à peine formée à ce que la science offre de plus difficile, la réflexion. C'est aussi sage que de commencer le

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développement physique d'un enfant par les exercices les plus violents de la gymnastique. Le développement scientifique de l'homme doit être calqué sur son développement naturel ; celuici est dans le sens direct, non dans le sens réfléchi. 21. Autre exemple tiré de l'exercice des sens.

Un enfant vous dit : entendez-vous cette musique? - Quelle musique? Vous n'entendez donc pas ? - Dites que vous croyez entendre. Mais je l'entends. Comment le savez

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vous? — C'est que je l'entends....

Je l'entends! Vous n'obtiendrez jamais qu'il hésite ou qu'il ait recours à un acte réfléchi, pas même pour se délivrer de vos importunités. « Je l'entends; ne l'entendez-vous pas ? » Il ne sait rien de plus, et toute votre philosophie n'égalera jamais la force irrésistible de la sensation qui lui fait dire sans crainte : << J'entends une musique; elle existe; pour en douter il faut avoir perdu l'ouïe. »

22. Si les facultés de l'enfant se développaient dans une alternative d'actes directs et d'actes réfléchis; si, pendant qu'il forme sa certitude sur les choses humaines, sa pensée allait au delà des choses mêmes, il est évident qu'une répétition d'actes de ce genre laisserait des traces dans son esprit. Pressé de rendre compte de ses raisons de croire, il saurait remettre en œuvre les moyens employés déjà. Il saurait se détacher de l'objet présent, de l'impression présente, et, se repliant en lui-même, recueilli au fond de son entendement, pensant à propos de sa pensée, il serait en état de résoudre, en ce sens les difficultés proposées. Mais rien de tel n'a lieu ; donc, point d'actes réfléchis; ce qui prouve que l'enfant n'a que des perceptions accompagnées de la certitude intime de ces perceptions; tout cela d'une façon confuse, instinctive, sans rien qui rappelle ce que nous nommons réflexion philosophique.

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23. Il en est, ici, de l'homme fait, quelle que soit la clarté, la pénétration de son intelligence, comme de l'enfant. S'il est étranger aux études philosophiques, vous recevrez, aux mêmes questions, à peu près les mêmes réponses. L'expérience prouve, encore mieux que tous les raisonnements, que nul n'acquiert la certitude par un acte réfléchi.

24. Sources de la certitude philosophique : le sens intime, les sens extérieurs, le sens commun, la raison et l'autorité. Voyons, par quelques exemples, la part de réflexion qui revient à chacune d'elles, et comment pensent et le commun des hommes et les philosophes, lorsqu'ils oublient qu'ils sont philosophes.

25. Un homme, étranger aux questions qui nous occupent, vient de visiter un monument qui laisse dans son âme une impression vive et durable, l'Escurial, par exemple. Essayez, lorsqu'il est encore sous le charme du souvenir, d'élever des doutes dans son esprit sur l'existence de ce souvenir et sur sa correspondance, soit avec la visite qu'il vient de faire, soit avec l'édifice qu'il a vu. S'il ne prend vos paroles pour un jeu de votre esprit, je l'ose affirmer, il n'hésitera pas à vous soupçonner de folie. Entre l'existence actuelle du souvenir, la correspondance de ce souvenir avec l'acte que nous appelons voir et la concordance de ces phénomènes avec l'existence de l'édifice, choses si parfaitement distinctes, il n'aperçoit pas la plus légère différence. Il n'en sait pas plus, sur ces matières, que l'enfant. « Je me souviens; j'ai vu; la chose est comme je me la rappelle. » Voilà toute sa science; pas de réflexion, pas d'analyse; tout est direct et simultané.

Ainsi du commun des hommes, par rapport aux phénomènes du sens intime. La certitude suit directement le phénomène ; et rien ne saurait ajouter à la force même des choses, à l'instinct de la nature.

Exemple tiré du témoignage des sens :

26. Un objet se présente-t-il à la distance convenable et sous un jour suffisant; nous jugeons aussitôt de sa grandeur, de sa forme et de sa couleur avec une confiance entière dans notre jugement, bien que de notre vie nous n'ayons pensé aux théories de la sensation, ni aux rapports de nos organes avec les objets extérieurs. Notre jugement se forme en dehors de tout acte réfléchi. Nous avons vu; c'est assez; la certitude est formée. Si nous replions notre attention sur nos actes, ce n'est qu'après avoir lu les livres où ces questions sont agitées; et

cette attention, remarquons-le bien, ne dure que le temps donné à l'analyse scientifique : cela fait, nous n'y pensons plus; nous voilà dans la vie commune; la vie philosophique n'est qu'une rare et courte exception.

N'oublions point qu'il s'agit ici de la certitude du jugement formé par suite de la sensation, dans ses rapports avec les usages de la vie, et nullement dans ses rapports avec la nature des choses. I importe peu, par exemple, que les couleurs soient ou ne soient pas inhérentes au corps, pourvu que le jugement formé n'altère en rien nos relations avec les objets. 27. Exemple tiré du sens commun :

En présence d'une assemblée nombreuse, jetez, au hasard, sur le sol, un certain nombre de caractères d'imprimerie, en annonçant aux spectateurs que leurs noms vont se trouver formés. Attendra-t-on, pour refuser de croire, d'avoir approfondi les questions de la certitude?

28. Exemple emprunté à la raison :

Tout le monde raisonne, et souvent avec justesse, au moins dans les choses usuelles et pratiques. Sans art, sans réflexion d'aucune sorte, nous distinguons le vrai du faux, le sophisme de l'argument qui conclut. Avons-nous besoin, pour cela, d'étudier la marche de notre entendement ? Nous suivons le bon chemin sans nous en apercevoir; et tel qui durant sa vie aura mille fois raisonné juste, ne se sera pas une fois enquis de la manière dont se forment ses raisonnements. Les dialecticiens, eux-mêmes, ont-ils toujours les règles de la logique sous les yeux ?

29. On a entassé les volumes sur les opérations de notre entendement; et ces opérations, l'esprit le plus inculte les pratique à son insu. Que n'a-t-on pas écrit sur l'abstraction, la généralisation, les universaux! Avons-nous besoin, pour les appliquer, de les soumettre à l'analyse? Le langage de l'homme le plus simple nous offre des exemples de l'universel et du particulier; il raisonne, et chaque chose est à sa place dans ses raisonnements. Nulle difficulté ne l'arrête dans ses actes directs, tout est clair et lumineux pour lui; mais appelez son attention

sur ces mêmes actes, sur l'abstraction, par exemple, demandez un acte réfléchi. La lumière s'éteint; son esprit tombe dans une sorte de chaos.

Il est donc aisé de voir que, même dans le raisonnement, la réflexion qui s'exerce sur l'acte n'a qu'une médiocre influence. 30. Un exemple de l'autorité du témoignage.

Nul ne doute de l'existence d'un pays que l'on appelle Angleterre; et, bien que le plus grand nombre ne connaisse l'Angleterre que par ouï-dire, la certitude est telle que la vue même ne saurait y rien ajouter. A-t-on, cependant, analysé les fondements de cette certitude? et l'analyse augmenterait-elle la la certitude? Non; dans ce cas, comme en bien d'autres, point d'actes réfléchis. La certitude se forme à l'aide de l'instinct et sans le secours de la philosophie.

31. Concluons de ces exemples., que dans la recherche, ou plutôt dans la pratique de la certitude, autre est la voie suivie par l'humanité, autre est la voie de la philosophie. Le Créateur, en tirant les êtres du néant, leur a donné des facultés en rapport avec la place qu'ils occupent dans l'échelle de la création. Or l'être intelligent avait besoin de croire. Qu'adviendrait-il si, dès les premières impressions, et pour ainsi dire au moment de la germination des idées, il nous fallait péniblement élaborer un système qui nous mit à couvert de l'incertitude? Notre intelligence mourrait dans son berceau; perdue dans ses propres subtilités, elle n'arriverait jamais à percer le nuage; elle s'éteindrait avant de donner sa lumière.

32. Le Créateur a pourvu à la vie des corps en leur préparant l'air qui les vivifie et le lait qui les nourrit. La certitude est le lait, la vie des intelligences; elle est aussi un don du Créateur! Qui ne sait que les efforts des génies les plus pénétrants, les plus élevés, les plus vigoureux, n'ont pu, jusqu'à ce jour, donner aux sciences des fondements solides? On démontrerait aisément que s'il est dans la science philosophique une partie purement spéculative, ce sont les questions de certitude.

33. Bien avant que ces questions eussent été posées, l'humanité était certaine d'une infinité de choses; comparez le nombre

東京

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