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CHAPITRE XIII.

L'AVEUGLE DE CHESELDEN.

76. L'aveugle cité par Condillac ne nous semble rien prouver en faveur de son système. C'était un jeune enfant de treize à quatorze ans, à qui Cheselden, habile chirurgien de Londres, fit l'opération de la cataracte, d'abord sur un œil, ensuite sur l'autre. Avant l'opération le jeune homme distinguait les ténèbres de la lumière, et même, au grand jour, il pouvait reconnaître les couleurs blanche, rouge et noire. N'oublions pas cette circonstance; voici, par rapport à la question qui nous occupe, les phénomènes que l'on a recueillis.

1o Le jeune aveugle, après l'opération, se persuada que les objets adhéraient à la surface extérieure de son œil; ce qui semble prouver que la vue seule ne peut nous donner le sentiment des distances. Mais rien de moins fondé que cette opinion. Nul ne prétend que l'œil, s'ouvrant au jour pour la première fois, nous puisse transmettre des idées aussi claires, aussi nettes, qu'après un long usage et de nombreuses comparaisons. Il en est sur ce point du tact comme de la vue. A l'aide du tact, dont il fait un usage constant, l'aveugle parvient à reconnaître, avec une précision qui nous étonne, et les distances et la position des objets. Supposez qu'un homme acquière tout à coup cet organe croyez-vous qu'il n'aura pas besoin, pour former des jugements certains sur les objets qui en relèvent, d'un long et fréquent exercice? Nous savons par expérience que les degrés de perfection du tact sont nombreux. Au maximum chez les aveugles qui l'exercent constamment, son minimum au début doit ressembler beaucoup au minimum de la vue, après l'opération de la cataracte. Comme la vue, il a besoin des enseignements de la pratique.

:

Non-seulement l'aveugle de Cheselden n'était pas en état d'apprécier les distances, mais il avait sur tout cela des notions fausses. La lumière qu'il apercevait à travers le voile opaque de ses yeux, lumière à l'aide de laquelle il pouvait distinguer, dans certaines conditions, le blanc, le rouge et le noir, lui semblait attachée à son œil. C'est, à peu près, ce qui se passe lorsque nous baissons nos paupières en face du soleil. Ses yeux, venant à s'ouvrir, il dut imaginer que le phénomène nouveau ressemblait au précédent, qu'il n'y avait de changé, dans la vision, que les objets. Pour l'exactitude de l'expérience, il eût mieux valu choisir un homme entièrement aveugle. Celui-ci n'ayant aucune habitude favorable ou contraire à l'appréciation des distances, au moyen de la vue, son témoignage cût été plus concluant.

2o Il ne parvint qu'avec peine à comprendre qu'il y eùt d'autres objets par delà son regard; il ne distinguait point le contour des choses; tout lui paraissait immense. Bien qu'il eût appris, par expérience, que sa chambre était moins grande que la maison dont elle faisait partie, il ne concevait point que la vue pût lui donner la certitude de ce fait.

Qu'il me soit permis de le dire : c'est pour moi le sujet d'un grand étonnement, qu'on ose établir, sur de pareilles données, toute une philosophie.

Je vais soumettre à l'appréciation réfléchie du lecteur quelques simples remarques.

77. Il s'agit d'un enfant de treize à quatorze ans, auquel, par conséquent, on ne saurait demander un grand esprit d'observation. Est-il étonnant qu'il exprimat, sans les comprendre, des impressions éprouvées dans une situation si singulière et si nouvelle pour lui?

L'organe de la vue, faible et sans expérience, devait remplir très-incomplètement les fonctions sensitives. Nous l'avons éprouvé mille fois nous-mêmes si nous passons subitement des ténèbres au jour, toutes choses nous paraissent confuses. Que l'on imagine ce que devaient être les impressions d'un

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enfant qui, parvenu à sa treizième année, ouvrait les yeux pour la première fois.

Selon Cheselden, les objets s'offraient à son jeune aveugle dans une si grande confusion, qu'il ne pouvait les distinguer, quelle que fut leur forme ou leur grandeur. Ceci confirme le fait indiqué plus haut, à savoir : Que l'organe produisait imparfaitement l'impression. De là, en grande partie, peutètre en entier, cette vue confuse des objets. Si les impressions eussent été convenablement produites, l'aveugle aurait démélé les limites des couleurs, puisque, à ne parler que de la sensation, voir c'est distinguer.

On nous fait observer qu'il ne reconnaissait point, en les voyant, les objets dont il avait acquis la connaissance au moyen du toucher ce qui prouve, seulement, que, n'ayant pu comparer les deux ordres de sensations, il ignorait leur correspondance. Il avait pu connaître, au moyen du tact, les objets sphériques; mais n'ayant jamais éprouvé l'impression qu'une sphère produit sur l'œil, il est évident que la vue d'un objet de ce genre ne pouvait réveiller en lui des idées pareilles à celles que l'impression du tact faisait naître. Ceci me suggère une observation très-importante.

78. L'enfant sur lequel ont été faites les expériences dont il s'agit ici parlait une langue qu'il ne comprenait pas. En effet, les sensations sont des faits simples; or, l'homme privé d'un organe est également privé des idées qui, par la sensation, relèvent de cet organe; partant, il ne sait rien de la langue relative au sens qui lui manque. Il ne peut associer aux mots dont il se sert les idées que ces mots représentent chez celui qui jouit de tous ses organes. L'aveugle parle des couleurs et des impressions de la vue, parce qu'on l'entretient à chaque instant de ces choses; mais, le mot voir, les mots lumière et couleur, n'ont point pour lui la signification que nous leur donnons. Il les entend selon les idées qu'il combine lui-même; il les entend selon les circonstances de son éducation, de sa manière d'être, selon certaines explications bien ou mal comprises.

Nous le demandons maintenant, quelle valeur donner aux paroles, irréfléchies peut-ètre, d'un enfant placé dans une situation si nouvelle, si singulière? On s'informait de l'aveugle de Cheselden, s'il pouvait distinguer une figure plus grande d'une autre plus petite, sans soupçonner que les mots, plus grand et plus petit, compris par lui en tant qu'ils exprimaient des idées abstraites, ou qu'ils se rapportaient aux sensations du tact, ne l'étaient point lorsqu'on les appliquait à des objets relevant de la vue. Comment, en effet, aurait-il compris la signification du mot plus grand, à propos d'une sensation qu'il éprouvait pour la première fois? Vous lui parlez de figures, de limites, de mesures, de grandeurs, de positions, de distances, en un mot de tout ce qui se rapporte à la vision. Or, comme il ignorait la langue de ce sens, jusqu'à ne pas soupçonner mênie son ignorance, que l'on juge de l'étrangeté de sa conversation! Propos interrompus et bizarres dans lesquels deux interlocuteurs, poursuivant leurs propres pensées, se répondent sans s'être compris.

On remarque dans la relation de Cheselden certaines contradictions qui me semblent confirmer les conjectures précédentes. Cet oculiste raconte que l'enfant ne pouvait distinguer les objets malgré les différences de leur forme ou de leur grandeur; et bientôt il ajoute que les corps polis et réguliers avaient pour lui plus d'attrait; donc il les distinguait; comment, s'il ne les eût distingués, la sensation en aurait-elle été plus ou moins agréable ?

Ayant à choisir entre deux contradictions, nous devons croire que l'aveugle distinguait les objets. En voici la raison :

Deux figures lui étaient présentées, l'une régulière, l'autre qui ne l'était pas; aux questions qu'on lui adressait sur leur différence, ou leur parité, il répondait avec tant d'incohérence, qu'on pouvait douter qu'il les distinguât. La cause de cette incohérence, il faut la chercher d'abord dans la confusion de ses sensations, et surtout dans son ignorance de la langue qu'on lui parlait, et qu'il parlait lui-même; eût-il, en effet, distingué ces figures l'une de l'autre, il était hors d'état de comprendre

les questions qui lui étaient adressées et de traduire, par la parole, des sensations entièrement nouvelles pour lui. Mais si les questions portaient sur une impression de plaisir ou de peine, il se trouvait alors sur un terrain commun à toutes les sensations. Ces idées ne lui étaient pas inconnues; il répondait sans hésitation: « Ceci me plait moins, ceci me plait davantage. »

En résumé, je crois que les phénomènes dont l'aveugle de Cheselden est le sujet prouvent seulement que la vue a besoin, comme les autres sens, d'une certaine éducation; que les premières impressions de cet organe son nécessairement confuses; qu'il n'acquiert sa force et sa précision normales qu'après un long usage; enfin, que les jugements portés à la suite de l'appréciation des sens, à leur début, doivent être entachés d'inexactitude, jusqu'à ce que la comparaison réfléchie nous ait appris à rectifier leurs erreurs. (Voyez l: 1er, § 56. )

CHAPITRE XIV.

SI LA VUE PEUT NOUS DONNER L'IDÉE D'UN SOLIDE.

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79. On a dit la vue ne nous peut donner l'idée d'un solide ou d'un volume sans le secours du toucher. Je crois pouvoir démontrer le contraire jusqu'à l'évidence.

Qu'est-ce qu'un solide? L'assemblage de trois dimensions. Si la vue nous donne l'idée de la surface et partant celle de deux dimensions, pourquoi ne nous donnerait-elle point l'idée de la troisième? C'est donc injustement que l'on a refusé la faculté dont il s'agit au sens de la vue; cette observation le prouve; mais je ne m'en tiendrai point là; je veux l'établir par l'analyse rigoureuse des phénomènes visuels, et par l'ob

servation.

80. Qu'un homme, qu'on suppose n'avoir d'autre sens que

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