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CHAPITRE IX.

OBJECTIVITÉ DE LA SENSATION DE L'ÉTENDUE.

49. Après avoir établi que le témoignage des sens nous donne la certitude de l'existence des corps, voyons si les idées que ce témoignage nous fait concevoir de ces mêmes corps sont exactes. Il ne suffit point de savoir que l'étendue existe, il faut rechercher si l'étendue est réellement telle que les sens nous la représentent. Ce que je dis de l'étendue se peut appliquer à toutes les propriétés de la matière.

Parmi les sensations, il en est une que nous rapportons, que nous sommes forcés de rapporter extérieurement à l'objet qui la provoque, la sensation de l'étendue; les autres se rapportent à cet objet comme des effets à leur cause, mais non comme la copie à l'original. L'odeur, la saveur, le son ne représentent point; l'étendue seule est représentative, et nous attribuons l'étendue aux objets; impossible de rien concevoir qui ne soit étendu. Hors de moi, le son n'est point le son: c'est une vibration de l'air produite par la vibration d'un corps sonore; la saveur n'est point la saveur : c'est l'application d'un corps sur un organe, application qui produit sur cet organe une modification mécanique ou chimique. Il en est ainsi de l'odeur. Dans la lumière comme dans les couleurs, je ne vois qu'un fluide tombant sur des surfaces, lequel, directement ou par réfraction, vient frapper ou peut frapper mes yeux. Mais l'étendue, indépendamment de tout rapport avec les sens, est et demeure étendue; elle ne rélève des sens ni quant à sa nature, ni quant à son existence. Lorsque j'ai le sentiment de l'étendue, lorsque j'imagine l'étendue, il y a entre elle et mes impressions quelque chose de plus que le rapport d'un effet à sa cause; à savoir la représentation, l'image interne d'une réalité externe, indépendante de moi.

50. Supposons que les animaux perdent tous à la fois le sens du goût, ou les corps la propriété de produire, par leur contact avec l'organe, la sensation que nous nommons saveur; cette perte ne compromettra point l'existence du monde externe. Les corps qui déterminaient, en nous, les sensations désormais perdues, ont produit des sensations d'un autre ordre, par exemple celles qui relèvent du toucher, le froid, la chaleur, etc. Un changement survenu, soit dans les corps savoureux, soit dans les organes sensibles, aura détruit leur rapport; une cause sera devenue impuissante à produire son effet accoutumé; voilà tout. Que ce changement tienne à certaines modifications des corps ou des organes, modifications qui n'altèrent point leur nature, telle que nous la concevons, il n'importe; dans les deux cas, la sensation, en disparaissant, n'a rien emporté qui lui ressemble. Si l'altération s'est opérée dans les organes, les corps extérieurs sont restés intacts; que si elle s'est opérée dans les corps, cette altération leur a fait perdre une propriété cause, non une propriété représentative de la sensation.

Nous avons détruit la saveur, et l'univers n'a point cessé d'exister. Détruisons les odeurs, en altérant soit les corps odorants, soit le sens de l'odorat, qu'adviendra-t-il? Ce que nous avons observé par rapport à la saveur. Les corps odorants enverront, comme auparavant, à notre organe, les effluves qui produisaient naguère la sensation détruite. Une sensation aura cessé d'exister, rien de plus. Notre organe aura perdu la propriété de recevoir l'impression nécessaire. Une causalité aura disparu; mais cette causalité n'est point représentée par la sensation.

Les jardins conserveront leur beauté symétrique, les prés leur gracieuse parure; l'arbre épanouira dans les airs sa coupole de feuillage, le fruit pendant aux rameaux ne cessera point de se balancer au souffle de la brise.

Poursuivons notre œuvre de destruction, enlevons le sens de l'ouïe aux êtres sensibles qui peuplent la terre. Le son expire sur les instruments muets; l'airain de nos cathédrales s'agite en vain au haut des tours; les conversations des

hommes, les cris des animaux, ne sont plus qu'un mouvement de la bouche ou des lèvres. Toutefois, l'air vibre comme par le passé, il frappe encore l'organe de l'ouïe; rien de changé, rien de moins dans l'univers, hormis une sensation.

L'éclair sillonne les nues, les fleuves continuent à rouler vers la mer leurs flots majestueux, les torrents à se précipiter des montagnes, les cascades à déployer leurs nappes étincelantes, à lancer dans les airs l'écume de leurs eaux.

Poussons la cruauté jusqu'au bout; privons de la vue toute créature vivante. Le soleil verse des torrents de chaleur et de vie; le fluide que nous appelons lumière se réfléchit ou se réfracte de mille manières et vient frapper la rétine, autrefois organe de la vision, aujourd'hui membrane insensible, placée derrière le cristallin; mais tout ce qui s'appelle couleur ou sensation de la lumière a disparu.

Et l'univers? L'univers survit à ce malheur; les corps célestes continuent à décrire dans l'espace leurs orbites immenses.

Comme il nous est plus difficile d'abstraire, des objets qui les produisent, les sensations de la lumière et des couleurs, que celles de l'odorat et du goût; en d'autres termes, comme nous sommes naturellement enclins à placer hors de nous des impressions qui ne sont qu'en nous, c'est-à-dire à considérer la sensation comme la représentation de l'objet extérieur, il nous en coûte d'admettre qu'il ne reste autre chose des sensations de la vue, lorsque tous les êtres vivants ont été privés de l'organe qui les produit, qu'un fluide qui se réfléchit sur certaines surfaces ou qui traverse les corps, de la même manière que les fluides invisibles. Pour condescendre à cette tendance qui nous pousse à réaliser extérieurement des phénomènes purement intérieurs, je vais établir ma supposition sous un autre point de vue; cette supposition suffira, dans tous les cas, pour démontrer qu'on peut retrancher des objets tout ce qui se rapporte aux sensations, quelles qu'elles soient, sauf ce qui touche à l'étendue.

Ainsi nous laisserons l'organe de la vue aux animaux; peu nous importe, en effet, que les animaux et les hommes conservent cet organe pourvu qu'ils ne puissent voir.

Mais, en le respectant, nous dépouillerons l'univers de toute lumière; nous éteindrons, dans le ciel, le soleil, les étoiles, tous les soleils, toute lueur brillant sur la terre; celles qui jaillissent de l'air enflammé; les feux allumés dans la cabane du pasteur, tous jusqu'à ces pâles phosphorescences qui s'élèvent des tombeaux; le monde est rentré dans le domaine de la nuit; nous reproduisons ces ténèbres palpables qui pesaient sur la face de l'abîme, avant que le fiat lux eût été prononcé.

En plongeant l'univers dans cette nuit affreuse, avons-nous détruit une seule des lois nécessaires qui le régissent? Non; les masses des mondes continuent à décrire, avec la même précision, leurs orbites accoutumés; d'où l'on est en droit de conclure, qu'indépendamment de l'odeur, de la saveur, du son, des couleurs, de la lumière, le monde peut exister. Il n'est pas jusqu'à la sensation du tact que l'on ne puisse supprimer, en supposant ce sens éteint en nous. En effet, les sensations de froid, de chaleur, de dureté, etc., dont les causes resteraient, dans ce cas, attribuées aux corps, nous pouvons les remplacer les unes par les autres, ou même les anéantir, sans pour cela cesser de croire à l'existence du monde.

51. Mais supprimons l'étendue, l'univers ne résiste pas à cette épreuve.

Les globes gigantesques qui peuplent l'éther disparaissent ; la terre se dérobe sous nos pieds; c'en est fait du mouvement, de la distance; notre propre corps s'évanouit. Le monde se fond, pour ainsi dire, et sombre dans le néant, ou si quelque chose échappe à la ruine universelle, ce quelque chose est incompréhensible pour nous.

Oui, si nous supprimons l'étendue, si nous ne réalisons extérieurement ou la sensation ou l'idée que nous nous formons de ce phénomène, si nous n'avons soin de le considérer comme la représentation d'une réalité placée hors de nous, tout change, tout se détruit; nous ne savons que penser ni de nos sensations, ni de leurs rapports avec les objets qui les causent; nous perdons une des bases de nos connaissances;

nous étendons en vain les bras pour saisir, dans le vide, un point d'appui, demandant avec épouvante s'il est possible que nos sensations ne soient qu'illusion pure, si les extravagances de Berkeley ne seraient point la vérité.

52. Nous objectivons l'étendue, en la rapportant aux objets extérieurs; toutefois, il serait inexact de prétendre d'une manière absolue qu'elle est représentée par la sensation. Disons qu'elle est le réceptacle de certaines sensations; qu'elle est une condition nécessaire à l'exercice de certains sens, plutôt qu'une chose sentie. L'étendue, abstraction faite des sensations de la vue et du tact, se réduit, comme nous l'avons dit plus haut, à la multiplicité et à la continuité. Cette connaissance nous vient des sens, mais elle diffère des représentations des sens. Si j'enlève la couleur et la lumière aux impressions fournies par la vue, il reste l'idée d'une chose étendue, non d'une chose visible ou d'un objet représenté par la sensation. De la mème manière, si je dépouille les impressions du tact des propriétés qui relèvent de cet organe, l'objet qui produisait ces impressions persiste, mais l'impression qu'il produit n'est point la représentation de l'objet.

53. Cette observation prouve que nous ne transportons point nos sensations aux objets extérieurs, que les sensations ne sont pas des images dans lesquelles notre âme contemple les objets, mais un moyen par lequel elle arrive à la connaissance. Toutes les sensations nous révèlent une cause extérieure, et quelquesunes, comme celles de la vue et du toucher, nous rendent sensibles d'une manière particulière la multiplicité et la continuité, c'est-à-dire l'étendue.

On en conclut pareillement que le monde extérieur n'est pas une illusion, qu'il existe avec sa géométrie, ses masses gigantesques, ses formes multiples jusqu'à l'infini; mais qu'une grande partie de ses beautés relève de nous-mêmes; la main toute puissante qui l'a créé nous montre, en particulier, sa sagesse dans les êtres sensibles, et surtout dans les ètres intelligents. Que serait l'univers s'il ne contenait aucune créature qui sut comprendre et sentir? C'est dans les rapports intimes,

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