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les sensations que j'éprouve sont produites par ces objets, tout s'explique; les sensations relèvent des conditions que ces objets leur imposent ; que si mes sensations ne sont autre chose que des phénomènes intérieurs, il m'est impossible de comprendre ce qui se passe dans l'exemple que je viens de poser.

26. Les phénomènes purement internes, c'est-à-dire ceux que nous croyons tels, sont, par rapport à leur existence ou même à leurs modifications, dans une grande dépendance de la volonté. Je reproduis, par la pensée, aussi souvent que je le veux, l'image de la place Vendôme et de sa colonne triomphale. Il en est de même de tous les objets de mes souvenirs. A mon gré je les évoque ou les fais disparaître. Que si certaines images me poursuivent malgré moi, quelques efforts suffisent pour m'en défaire.

Un homme meurt sous nos yeux; son visage pâle et baigné de sueur, ses yeux incertains et sans regards, ses mains convulsives, ses traits douloureusement contractés, sa respiration pénible, entrecoupée de gémissements plaintifs, se sont fortement gravés dans notre imagination. Durant plusieurs jours, cette triste image de la mort revient, malgré nous, s'offrir à notre pensée. Toutefois, il est certain que si, pour nous en distraire, nous nous absorbons dans un calcul compliqué, dans un problème difficile, nous la forcerons à disparaître.

Ainsi, même dans les cas exceptionnels, tant que notre raison reste maîtresse d'elle-même, l'influence de la volonté sur les phénomènes purement internes est pour ainsi dire absolue.

On n'en peut dire autant des sensations qui sont, avec le monde extérieur, dans un rapport immédiat. En présence du mourant, je ne puis m'empêcher de le voir ou de l'entendre ; ce que j'éprouve alors serait-il un phénomène purement interne? Ce phénomène est au moins très-différent du premier : l'un relève de ma volonté, l'autre en est indépendant.

Le rapport que les phénomènes purement internes ont entre eux diffère essentiellement des rapports qui peuvent exister

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entre les phénomènes extérieurs. La volonté presque souveraine sur les uns n'influe en rien sur les autres. Bien plus, les premiers sont produits par un acte simple de la volonté, ou se produisent d'eux-mêmes, isolément, sans aucune liaison avec des phénomènes antérieurs. Je suis à Madrid, et tout à coup me voilà sur les bords de la Tamise ou de la Seine. Je n'ai pas cu besoin de passer par les phénomènes qui représentent ce que nous appelons Espagne et France. Je puis me représenter la Tamise après mille sensations, sans liaison entre elles, ou avec le fleuve qui porte ce nom. Mais dans l'autre hypothèse, si je veux produire en moi le phénomène que je nomme voir, il me faudra successivement éprouver tous les phénomènes qu'un voyage entraîne, et non pas selon ma fantaisie, mais de manière à ressentir dans toute leur vérité, dans toute leur réalité, les plaisirs et les ennuis d'un voyage; par exemple, former une résolution vraie de partir et d'arriver à l'heure marquée, sous peine de trouver à la place de la sensation, voir la voiture qui doit m'emporter, une sensation différente, c'est-à-dire trouver la voiture partie; enfin subissant toutes les sensations désagréables qui suivent de semblables mésa

ventures.

Mais de cette même suite de phénomènes internes, c'est-àdire de ces aventures de voyages, si je veux seulement évoquer la représentation, je dispose toutes choses à mon gré. Je m'arrête, ou j'accélère ma course; d'un bond, je franchis des distances immenses. Je suis dans un monde où je commande en maître; je veux, et la voiture m'attend, le postillon est en selle, le cocher sur son siége; je vole emporté sur les ailes du vent; les riches paysages, les landes stériles, les plaines où le ciel seul arrête le regard, se déroulent et passent avec une rapidité merveilleuse. Mais j'ai quitté la terre; les flots agités bouillonnent; j'entends la grande voix de l'Océan, et le choc sourd des vagues contre les flancs du navire. Le pilote commande la manœuvre, les matelots grimpent dans les cordages, et se balancent sur les vergues comme des oiseaux de mer; je me promène sur le pont ; je m'entretiens avec les passagers. Oh! la belle traversée !

27. Bien qu'il y ait entre les sensations purement internes, surtout lorsqu'elles procèdent des sensations externes, une certaine dépendance, cette dépendance n'est point telle que nous ne puissions les modifier. Dans le temps que nous pensons à l'obélisque de la place de la Concorde, il est possible que les fontaines jaillissantes qui s'élèvent à côté avec leurs statues de bronze, les Tuileries, le temple de la Madeleine, les ChampsElysées se présentent à nous; mais il dépend de nous de changer la scène, de transporter par exemple le monolithe dans le Carrousel, d'imaginer l'effet qu'y produirait ce monument, enfin de le rétablir sur sa base de granit et de l'oublier.

Mais s'il s'agit de la vision, c'est-à-dire du phénomène externe, rien de tout cela ne nous est permis; chaque chose demeure ou semble demeurer à sa place; les sensations sont liées entre elles comme par des anneaux de fer. L'une succède à l'autre, il est impossible de franchir les intermédiaires.

Ainsi l'observation constate l'existence de deux ordres de phénomènes entièrement distincts. Dans le premier tout ou presque tout relève de notre volonté; rien n'en relève dans le second. Les phénomènes de la première espèce sont liés entre eux; mais les rapports qui les lient se peuvent modifier et se modifient en grande partie selon notre caprice. Nous voyons les seconds dépendre les uns des autres, et ne se produire que sous des conditions déterminées. Je ne puis voir si je n'ouvre les volets de ma chambre pour donner passage à la lumière. Les phénomènes volets et vision sont nécessairement unis; remarquez toutefois qu'ils ne le sont pas toujours; j'ouvre mes volets durant la nuit et je n'y vois point; il faut qu'un nouveau phénomène, un phénomène auxiliaire se produise, à savoir, la lumière artificielle; je ne puis, quoi qu'il en soit, changer cette loi de dépendance.

28. Que faut-il conclure de là? Que les phénomènes indépendants de notre volonté, soumis dans leur existence et dans leurs accidents à des lois que nous ne pouvons changer, ont leur cause hors de nous. Ils ne sont pas nous, puisque nous existons sans eux; ils n'ont point notre volonté pour cause

puisqu'ils se produisent sans son aveu, très-souvent contre elle. Ils ne relèvent point les uns des autres dans l'ordre purement interne, puisqu'il arrive fréquemment que, de deux phénomènes qui se sont mille fois succédé, le second cesse tout à coup de se produire malgré la persistance du premier. Ceci me conduit à l'examen d'une hypothèse idéaliste; cet examen me servira, je l'espère, à prouver avec plus de certitude encore la doctrine que je m'efforce d'établir.

CHAPITRE V.

UNE HYPOTHESE IDÉALISTE.

29. Si les idéalistes sont dans le vrai, cet enchainement, cette dépendance des phénomènes attribuée aux objets extérieurs, n'existe qu'en nous; partant la causalité n'appartient qu'à nos actes mêmes. Je mets en mouvement un cordon placé sous ma main dans mon cabinet de travail; le bruit d'une sonnette répond à ce mouvement; le même fait s'est produit constamment durant plusieurs années. Le phénomène interne formé de l'ensemble des sensations que nous nommons cordon, et mouvement imprimé à ce cordon, produit ou entraîne un autre phénomène nommé bruit de la sonnette. C'est à l'habitude, ou si l'on veut à je ne sais quelle influence occulte, qu'il faut attribuer le rapport observé entre deux phénomènes dont la succession non interrompue nous fait transporter à l'ordre réel un fait purement fantastique. Voilà l'explication la moins irrationnelle que puissent donner les idéalistes. Quelques observations nous en feront sentir la futilité.

Aujourd'hui, j'imprime au cordon le mouvement accoutumé; chose étrange! la sonnette ne répond point. Pourquoi? le phénomène déterminant a lieu, car j'ai conscience de l'acte que nous nommons tirer le cordon. Je recommence en vain le

mouvement; la cloche reste muette. Hier un phénomène produisait l'autre; pourquoi n'en est-il plus de mème aujourd'hui? Rien en moi n'est changé; j'éprouve le premier phénomène, avec la mème clarté, la même vivacité; pourquoi le second ne se produit-il pas ? L'acte de volonté que j'exerce est efficace comme il l'était naguère; comment se fait-il que cette volonté soit impuissante?

30. Il suit de là deux choses: 1° que le second phénomène ne relevait point du premier, considéré comme fait purement interne, puisque ce premier phénomène se produit dans les mêmes conditions que précédemment sans amener le second.

2o Que le second phénomène ne relève point de ma volonté, puisque celle-ci demeure sans résultat, bien qu'elle n'ait rien perdu de son énergie et de sa décision.

On ne peut douter, cependant, que les deux phénomènes n'aient un certain rapport entre eux, puisqu'il résulte, d'une longue observation, que l'un suivait l'autre invariablement. Le hasard ne saurait expliquer cette persistance. Si l'un ne relève point de l'autre, dans l'ordre intérieur, ils doivent avoir, au moins dans l'ordre extérieur, quelque dépendance.

En d'autres termes, et pour nous en tenir au cas présent, la connexion de la première cause avec la seconde, qui produisait le phénomène, a dù s'interrompre, bien que la première ait persévéré. En effet, le tintement ne répondait point au mouvement du cordon, par la raison toute simple qu'on avait enlevé la sonnette. Ceci se comprend, si l'on admet des causes en dehors de ce que l'on nomme sensation; dans le cas contraire, c'est-à-dire si les sensations ne sont que de simples phénomènes internes, sans rapport avec le monde extérieur, il est impossible de l'expliquer.

31. De ces réflexions il suit :

Que nos sensations considérées comme des phénomènes purement internes se divisent en deux classes parfaitement distinctes les unes relevant, les autres indépendantes de notre volonté ; les unes sans liaison entre elles, variables dans leurs rapports au gré de celui qui les éprouve; les autres soumises

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