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Douter de toute vérité, c'est détruire la vérité; douter de toute certitude, c'est nier la certitude; douter de toute raison, c'est anéantir la raison.

Les lois de la prudence et du bon sens sont les mêmes dans les petites que dans les grandes choses. Suivons notre apologue, et demandons-nous ce qu'il y aurait à faire dans l'hypothèse présente, selon le bon sens et la prudence.

Inventorier tous les titres sans exception, les classer provisoirement afin de faciliter l'examen, réservant pour la fin la classification définitive; noter avec soin les dates, la forme des caractères dans les manuscrits, les rapports de ces caractères aux dates, et constater ainsi leurs degrés d'ancienneté. Voir si, dans tel casier, ne se trouvent point quelques textes primitifs se rapportant à d'autres textes plus anciens, qui constatent l'origine de la famille. Etablir une méthode claire et sûre pour distinguer ce qui est ancien de ce qui ne l'est pas ; se garder de ramener tous les documents à un seul document, en exigeant une unité que rien n'établit, car il existe peut-être plusieurs actes primitifs et fondamentaux parfaitement distincts et indépendants. Mème après avoir séparé les titres apocryphes des titres réels, il serait à propos de ne rien jeter au feu; une pièce apocryphe peut mettre sur les traces d'une autre qui ne l'est point, aider à l'interprétation des pièces authentiques, et dans tous les cas servir à l'histoire des archives.

L'esprit humain ne fait retour sur lui-même, il ne s'étudie lui-même qu'après de longs développements, après une longue éducation. Le moment venu, il découvre en lui un ensemble de sensations, d'idées, de jugements, d'affections de toutes sortes, dans un inextricable mélange. Plus encore; il n'est pas seul dans le monde; il vit dans un rapport intime d'idées, de sensations, de jugements, avec des êtres semblables à lui; ses facultés réagissent l'une sur l'autre ; elles subissent l'influence d'une multitude d'êtres dissemblables, infiniment variés, dont l'ensemble forme notre univers. Pour se rendre compte de ce qui l'entoure, pour étudier et lui-même et l'univers, l'esprit humain fera-t-il de l'univers et de lui-même un monceau de

cendres, sans espoir, comme le phénix, de s'élancer vivant du bücher? Image vraie de ceux qui, pour devenir philosophes, commencent par nier toutes choses ou par douter de toutes choses. Choisira-t-il, au hasard, un fait, un principe, disant : Puisqu'il me faut un point d'appui, ceci sera la pierre sur laquelle je fonderai la science. » Ou bien, dédaignant l'analyse et fermant les yeux au jour, fera-t-il entendre cet absurde blasphème « Tout est un; rien n'existe en dehors de l'unité absolue; je me tiens à ce principe et ne veux pas en sortir. » Non, non! telle n'est point la destinée de l'intelligence. Se connaître elle-même, et partant étudier, classer ses facultés, les apprécier selon leur valeur; loin de débuter par des efforts insensés et ridicules contre la nature, prêter aux conseils de la nature une oreille attentive; voilà les devoirs de l'intelligence, voilà son éternel honneur.

Point de philosophie sans philosophes; point de raison sans un être raisonnable; donc, la préexistence du moi est une nécessité. Point de raison possible si l'on admet cette contradiction: être et n'être pas en même temps; donc toute raison suppose la vérité du principe de contradiction. Lorsqu'on étudie la raison, c'est la raison qui étudie; la raison a besoin de règles, de lumière; done, tout examen suppose cette lumière, c'est-àdire l'évidence, et la légitimité de son criterium. L'homme ne se fait point lui-même il se trouve fait; il ne fixe pas les conditions de son être il les trouve imposées. Ces conditions sont la loi de sa nature : pourquoi lutter contre elles? « Outre les préoccupations factices, dit Schelling, il en est de primordiales qui tiennent non à l'éducation, mais à la nature; principes de connaissances pour tous les hommes; écueils pour les libres penseurs.» Pour moi, je ne prétends point m'élever au-dessus de tous les hommes; je ne veux pas me mettre en lutte avec la nature; si je ne puis être philosophe sans cesser d'être homme, j'abandonne la philosophie et je me range du côté de l'humanité.

FIN DU LIVRE PREMIER.

LIVRE DEUXIÈME.

DES SENSATIONS.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA SENSATION EN ELLE-MÊME.

1. La sensation, considérée en elle-même, n'est qu'une simple affection intérieure, mais elle est presque toujours accompagnée d'un jugement plus ou moins explicite, plus ou moins remarqué par celui qui sent et juge. Exemple : Je vois, à portée du regard, deux ornements d'architecture qui me paraissent parfaitement semblables. Distinguons deux choses dans cette sensation.

1° L'affection intérieure que nous appelons voir... En ceci, le doute est impossible. Veille ou sommeil, bon sens ou folic, que les ornements d'architecture soient ou ne soient point semblables, qu'ils existent ou n'existent pas, il n'importe; le phénomène que j'appelle voir se produit en moi.

2o Le jugement par lequel j'affirme, non pas seulement que je suis affecté de cette manière, mais qu'en réalité les deux ornements existent, qu'ils sont placés devant moi, qu'ils sont en relief tous les deux. Ici, l'erreur est possible. Je dois tenir

compte du sommeil, du délire; je puis être trompé par une glace qui réfléchit l'objet d'une certaine manière; je puis ètre trompé par un jeu d'optique, ou par une peinture habile; enfin, l'un des deux ornements peut être un véritable relief et l'autre une surface plane.

Ainsi, même en admettant l'existence du fait intérieur appelé sensation, il peut arriver:

1° Que l'objet extérieur de cette sensation n'existe pas;

2° Que l'objet existe, mais non à la place qu'on lui assigne; 3o Qu'il soit autre que des ornements d'architecture;

4° Que les ornements soient tous deux des peintures et partant des surfaces, ou que l'un soit un plan et l'autre un relief.

Que conclure de là? que la simple sensation n'a point un rapport nécessaire avec l'objet externe, puisqu'elle peut exister et que souvent elle existe en effet, sans objet réel.

Cette correspondance entre le subjectif et l'objectif relève du jugement qui suit la sensation, non de la sensation elle

même.

Si les animaux objectivent les sensations comme il est probable, l'instinct supplée en eux au jugement. Il en est de même de l'homme avant qu'il ait acquis l'usage des facultés intellectuelles.

Donc, la sensation considérée en soi ne porte point témoignage; fait purement intérieur, simple affection sensible. S'il y a eu réellement action d'un objet externe sur nos organes, si cet objet est tel qu'il paraît être, elle n'a pas à le discerner.

2. Supposons que l'animal soit réduit au sens du toucher et que ce sens, loin d'ètre perfectionné comme dans l'homme, ne réponde qu'à certaines affections de chaleur ou de froid, de sec ou d'humide; que cette sensibilité est loin de la sensibilité humaine ! L'une touche encore pour ainsi dire à l'insensible, l'autre s'approche déjà des régions de l'intelligence. La représentation sensible, dans l'homme, est si variée, si étendue qu'elle reproduit tout un monde et pourrait reproduire une infinité de mondes. L'homme se trouve placé au premier degré de l'échelle, au moins en ce qui tombe sous son observation; mais qui pourrait assigner le plus haut degré possible?

3. Quelque développée, quelque parfaite que nous supposions la sensibilité, cette faculté reste bien loin de l'intelligence; admettons, pour les facultés sensitives, une perfectibilité indéfinie, elles ne s'élèveraient point à la sphère de l'intelligence proprement dite; leur perfectibilité serait d'un ordre différent, mais ne se confondrait jamais avec celle des êtres intellectuels. La différence tient à la nature mème des choses; abime que rien ne peut combler. Perfectionnez une couleur à l'infini, elle ne deviendra jamais une saveur un son une odeur. La perfectibilité est circonscrite à l'ordre respectif des êtres. Donc, la sensation ne saurait devenir intelligence.

Cette observation réfute une des plus funestes erreurs de notre époque. Selon quelques philosophes, l'univers est le produit d'une force mystérieuse, qui, se déployant par un mouvement spontané mais nécessaire et permanent, va engendrant les êtres et transformant les espèces dans une progression continue. Ainsi l'organisme végétal, devenu parfait, produit les facultés animales; celles-ci se convertissent, à leur tour, en facultés sensitives; à mesure qu'elles vont progressant, dans l'ordre des sensations, elles se rapprochent de la région de l'intelligence qu'elles atteignent enfin. Ce système n'est pas sans analogie avec celui qui fait de l'intelligence une sensation transformée; ainsi se trouve effacée la ligne qui sépare les êtres intelligents de ceux qui ne le sont point. Les sensations de l'huître pourraient se transformer en une compréhension supėrieure à celle de Bossuet et de Leibnitz; le développement des facultés de l'homme-statue serait le symbole du développement de l'univers.

4. On a pu remarquer déjà que je n'entends parler ici que de la faculté sensitive en elle-même, abstraction faite de ses relations avec les objets extérieurs. Ainsi dans le mot sensation je comprends toutes les affections des sens, qu'elles soient actuellement produites, ou qu'elles soient de souvenir, ou d'imagination, c'est-à-dire les affections à tous les degrés, du moment qu'il y a conscience immédiate et directe de ces sensations, ou qu'elles sont présentes à l'être qui les éprouve,

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