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dans celui des sens et de l'autorité humaine, la même chose dans le sens commun; ce criterium satisfait aux nécessités de la vie sensitive, intellectuelle et morale.

que

Les divers criterium ne s'excluent pas, ils se fortifient l'un l'autre. Ni la nature ne lutte contre la raison, ni la raison contre la nature; nécessaires toutes deux, elles nous dirigent avec certitude, bien que ni l'une ni l'autre ne soient exemptes d'erreur, parce qu'elles relèvent d'un être faible et borné.

540. Une philosophie qui ne considère l'homme que sous un seul aspect est une philosophie incomplète, qui sera bientôt une fausse philosophie; devenir exclusif, c'est se placer sur le bord de l'erreur. Cette observation est surtout vraie à propos de la certitude.

Il est bon de soumettre à l'analyse les sources de la vérité; mais prenons garde que les détails ne nous cachent l'ensemble. Concevoir d'avance un système et tout ployer à ses exigences, c'est mettre la vérité sur le lit de Procuste. Rien de plus beau que l'unité; mais ne soyons point plus exigeants que la nature; n'oublions pas qu'il s'agit, pour nous, de chercher la vérité à l'aide de moyens humains, et proportionnellement à nos lumières. Les facultés de notre esprit sont soumises à certaines lois; nul ne peut s'en affranchir.

Développer simultanément nos facultés, non-seulement pour acquérir la certitude du vrai, mais pour trouver le vrai; loi constante, impérieuse de notre nature. L'homme est un et multiple à la fois; un dans son esprit, divers dans ses facultés ; et telle est la complication du corps auquel son esprit est uni, qu'on a pu nommer ce corps un microcosme. Les facultés de l'homme sont dans un rapport intime et réciproque; l'influence qu'elles exercent les unes sur les autres est incessante; les isoler, c'est les mutiler et quelquefois les anéantir. Cette observation est de la plus haute importance; elle signale le vice fondamental de toute philosophie exclusive.

Les sensations sont les matériaux que l'entendement est appelé à mettre en œuvre, elles stimulent l'intelligence. En unissant l'âme au corps, le Créateur a voulu que les services

fussent réciproques. De là cette correspondance merveilleuse entre les impressions du corps et les affections de l'esprit. Que l'organisme ait une action véritable sur l'àme, ou qu'il ne soit qu'une occasion pour une causalité supérieure, l'âme a besoin du corps comme d'un moyen, comme d'un instrument. << L'homme est une intelligence servie par des organes. >>

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S'il était vrai que l'homme, dépouillé de sensations, conservât la faculté de penser, il penserait à la manière d'un pur esprit. Plus de rapports avec le monde extérieur. Il cesserait d'être homme selon le sens véritable du mot. Dans cette hypothèse, le corps devient un hors-d'œuvre.

Admettons les sensations sans la raison, l'homme descend au niveau de la bète. Il sent, il ne pense pas. Les impressions qu'il éprouve, il ne les comprend ni ne les combine, car il ne peut réfléchir. Elles se succèdent fatalement en lui comme des phénomènes isolés qui ne conduisent à rien, ne prouvent rien, ne sont rien; affections particulières, obscures, sans liaisons d'aucune espèce, dont il n'a pas le secret, dont il ne saurait se rendre compte à lui-même. Impossible, alors, de comprendre les rapports de l'homme avec le monde extérieur. Les animaux objectivent leurs sensations, du moins s'il faut en croire les apparences et l'analogie; mais leur manière d'objectiver diffère essentiellement de la nôtre. Prenons le sommeil pour exemple. Si les animaux rêvent, et l'on ne saurait en douter, croyezvous qu'ils distinguent, comme nous, le songe de la réalité ? Cette distinction suppose une certaine réflexion sur les actes qui s'accomplissent durant la veille et durant le rève, une certaine comparaison entre l'ordre et la constance des uns, et le désordre, l'inconstance des autres; réflexion qui commence dès l'enfance chez l'homme, et qui se continue, même à son insu, durant toute la vie. Quand les images du sommeil ont été très-vives, nous restons quelquefois incertains, au réveil, s'il y a rêve ou réalité. Or, ce doute passager suppose une réflexion comparative entre les deux états. Que faisons-nous pour le résoudre ? Nous nous demandons où nous sommes.

BIBL. HIST, 8° ANNÉE. 4 OUVR.

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Le lieu, le silence de la nuit, les ténèbres, etc., nous avertissent que la vision passée n'a point de rapport avec notre état présent, et que, partant, c'est un rêve. Otez la réflexion, le réveil continue le songe, les deux ordres de sensations demeurent confondus.

L'infaillible instinct accordé aux animaux et refusé à l'homme ne prouve-t-il point que la raison nous a été donnée pour apprécier les sensations?

Donc, il n'est pas de criterium entièrement isolé; ils s'appuient, se complètent les uns les autres, et, chose remarquable, les vérités admises par l'humanité tout entière sont appuyées par tous les criterium à la fois.

Les sensations nous portent, d'instinct, à reconnaître l'existence du monde extérieur; soumettez cette croyance à l'examen de la raison, celle-ci vient en aide aux sens en invoquant les idées générales de cause et d'effet. L'entendement connaît certains principes et les admet comme des vérités nécessaires. Soumettez ces principes à l'expérience des sens, ceux-ci les confirment dans la mesure de leur perfection propre, ou dans la mesure de perfection des instruments qu'ils emploient. << Tous les rayons d'un même cercle sont égaux. » Vérité nécessaire; les sens ne voient point de cercle parfait, mais ils voient que les rayons se rapprochent d'autant plus de l'égalité que l'instrument avec lequel on construit le cercle est plus parfait. «Tout changement a une cause.» Les sens ne peuvent confirmer la proposition dans son universalité, car, par nature, ils sont limités à un certain nombre d'expériences; toutefois, si l'on invoque leur témoignage, ils trouvent l'ordre de dépendance dans la succession des phénomènes.

Nos sens se viennent réciproquement en aide; ils exercent l'un sur l'autre un mutuel contrôle, lorsqu'il y a doute sur la correspondance entre la sensation et son objet. Nous croyons entendre le bruit du vent; pour confirmer le témoignage de l'ouïe, nous en appelons à la vue; nous consultons le mouvement des arbres. Un objet nous apparait confusément; nous nous approchons et nous touchons.

Nos facultés intellectuelles et morales se prêtent pareillement comme une sorte de concours fraternel. Les idées rectifient les sentiments, les sentiments rectifient les idées. Parmi celles-ci, quelques-unes servent aux autres de pierre de touche et déterminent leur valeur. Il en est de même des sentiments. La pitié qu'inspire le patient incline à l'indulgence; l'indignation que le sort de la victime inspire contre le criminel incline à punir. Ces deux mouvements de l'âme ont leur bon côté; mais l'un pourrait engendrer l'impunité, l'autre endurcir le cœur et le rendre cruel. Le sentiment de la justice est appelé à servir de modérateur. Mais ne devons-nous pas craindre que cette justice ne porte des jugements trop absolus? La justice est une; les circonstances sont multiples et les peuples différents. La justice ne voit que les degrés de culpabilité; elle prononce d'une manière absolue; conçue de la sorte, elle devient injuste; mais ici surviennent des idées d'un autre ordre, par exemple l'amendement du coupable combiné avec la réparation faite à la victime; ajoutez-y les idées de convenance publique, qui ne répugnent point à la saine morale; ces idées peuvent modifier et modifient en effet l'application.

Point de vérité complète ou de bien parfait sans harmonie ; l'harmonie est une loi de notre nature. Nous ne pouvons embrasser d'un regard la vérité infinie, dans laquelle toutes les vérités sont une seule vérité, tous les biens un seul bien; mais, coordonnés que nous sommes avec un monde d'êtres finis et par conséquent multiples, nous avons besoin de différentes puissances, nous avons besoin de facultés multiples qui nous mettent en contact avec cette variété de vérités finies, de biens finis; et comme ces facultés ont un même principe, une même fin, elles sont soumises à l'harmonie qui est l'unité dans la multiplicité.

341. Cette doctrine arrache la philosophie au scepticisme; loin d'exclure l'examen, elle l'étend et le rend plus complet. Déclarons hautement son principal avantage; elle retient la pensée dans les régions du bon sens, et ne fait point du philosophe un être à part. La philosophie ne se peut vulgariser

jusqu'à devenir une science populaire, et c'est un malheur; mais qu'a-t-elle besoin de s'isoler dans l'absurde? Empêchonsla de dégénérer en philosophisme. Exposition des faits, examen consciencieux, langage clair : je ne puis concevoir autrement une bonne philosophie. Qu'on le comprenne bien! ces qualités n'excluent point la profondeur, à moins que ce mot ne signifie ténèbres. Les rayons du soleil éclairent les régions les plus reculées de l'espace; la lumière est partout.

342. Telle n'est point l'opinion de certains philosophes de notre temps. En étudiant les fondements de la science, ils croient nécessaire d'ébranler le monde. Pour moi, je n'ai pu me persuader que la mission de la philosophie fût d'entasser des ruines, et que pour examiner il fallût détruire. Je vais, par un apologue, rendre sensible l'extravagance de ces prétendus maîtres de la sagesse, au risque de scandaliser, par ma simplicité, leur sublime profondeur. Au reste, le lecteur doit avoir besoin de repos, s'il m'a suivi à travers tant de traités obscurs que je serais heureux d'avoir rendus intelligibles, impuissant que j'étais à les rendre attrayants!

Une famille noble, opulente et nombreuse, possède de magnifiques archives; là sont déposés les titres de sa noblesse, de ses alliances, de sa fortune. Parmi les documents, il en est quelques-uns que la forme des caractères, leur vétusté, les altérations, rendent d'une lecture difficile; on soupçonne que plusieurs de ces documents sont apocryphes; mais le plus grand nombre est authentique ; il n'existe pas d'autre collection.

Survient un curieux, un antiquaire; il promène son regard sur les rayons encombrés, et dit : ceci est une confusion. Pour distinguer le vrai du faux, pour établir l'ordre dans ce chaos, mettons le feu aux archives, nous examinerons les cendres.

Que vous en semble? Ce curieux c'est le philosophe qui, pour séparer la vérité de l'erreur dans les connaissances humaines, commence par nier toute vérité, toute certitude, toute raison.

On dira peut-être : il ne s'agit point d'une négation, mais d'un doute.

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