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10. Ainsi donc, en bonne philosophie, l'existence de la certitude est hors de cause; la question roule, seulement, et sur les motifs qui la déterminent et sur les moyens de l'acquérir. C'est un patrimoine qui ne se peut perdre, voulût-on aliéner les titres qui nous en garantissent la propriété. « Je « Je pense, je sens, je veux; j'ai un corps qui m'appartient; il est, autour de moi, d'autres corps semblables au mien; il existe un monde matériel.» Affirmations que nul n'hésite à formuler. L'humanité, antérieurement à tous les systèmes, a été en possession de la certitude; l'individu la possède au mème titre que l'humanité, bien que durant sa vie il ne s'avise jamais, peut-être, de se demander ce qu'est le monde, ce qu'est un corps, ou en quoi consistent la sensation, la pensée, la volonté. Que l'on creuse autour des fondements de la certitude jusqu'à les ébranler; que l'on soulève les difficultés les plus graves, le doute absolu n'en restera pas moins impossible. Il n'a jamais existé de véritable sceptique dans toute la force du mot, il n'en existera jamais.

11. Il en est de la certitude comme de toutes nos connaissances; le fait nous apparaît clairement et en relief, mais nous n'en pouvons pénétrer la nature intime. Notre entendement atteint les phénomènes soit de l'ordre matériel, soit de l'ordre spirituel; il possède une pénétration suffisante pour découvrir, pour fixer, pour classer les lois qui les régissent; mais s'il veut s'élever à la compréhension de l'essence mème des choses, s'il veut rechercher les principes sur lesquels repose la science dont il est si fier, le terrain tremble sous lui et s'abîme.

Par bonheur, avant qu'on ne songeât à disputer sur la certitude, tous les hommes étaient certains qu'ils pensaient, voulaient et sentaient; qu'ils avaient un corps soumis, dans ses mouvements, à la volonté; qu'il existe un ensemble de corps que l'on nomme univers. En dépit d'une fausse science, la certitude a maintenu son empire même sur ceux qui la nient; il n'a été donné à personne de dépasser Pyrrhon, de trouver qu'il fût facile de se dépouiller de la nature humaine.

12. Que certains esprits déterminés à violenter le sens

commun ne puissent fausser la droiture de leur instinct, je ne l'oserais dire; mais j'affirme, sans hésiter,

1° Que nul n'est parvenu à douter des phénomènes internes dont il sentait la présence; 2o que si, par exception, un homme se peut persuader que les phénomènes qu'il perçoit sont dépourvus de leur réalité correspondante dans le monde extérieur, cette exception ne saurait passer, aux yeux de la science et de la raison, que pour une sorte de folie. Berkeley, niant l'existence des corps et forçant la nature à plier sous les subtilités de l'esprit, n'est qu'un phénomène étrange, un objet de curiosité dans son isolement : « La folie, pour sublime qu'elle soit, ne laisse pas d'être folie. »

Reléguant le doute dans le domaine de la spéculation, les sceptiques eux-mêmes conviennent de la nécessité de s'accommoder, dans la pratique, aux témoignages des sens, à ce qu'ils nomment les apparences; philosophes tant que dure la discussion, ils cessent de l'être la discussion finie, et redeviennent hommes.

Ecouto: Hume qui niait avec Berkeley l'existence des corps. « Je mange, dit-il, je joue au trictrac, je parle avec mes amis, je suis heureux dans leur compagnie; et quand, après deux ou trois heures de récréation, je reviens à ces spéculations, elles me paraissent si froides, si en dehors de la nature, si ridicules, que je n'ai pas le courage de les continuer. Je me vois absolument et nécessairement forcé de vivre, de parler et de travailler comme les autres hommes dans le train commun de la vie.» (Traité de la nature humaine, tom. 1er.)

13. Tenons-nous en garde contre la tentation puérile d'ébranler les fondements de la raison humaine : ce qu'il faut chercher dans les questions relatives à la certitude, c'est une connaissance profonde des principes de la science et des lois qui président au développement de notre esprit. La mission de la philosophie n'est point d'entasser des ruines.

L'astronomie scrute les profondeurs des cieux, elle y découvre les lois qui régissent les mondes, et ne cherche pas à troubler l'ordre admirable de l'univers. Non, le doute ne vivifie

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point la philosophie, il l'anéantit. Pour étudier les phénomènes de la vie, un insensé ouvre sa poitrine et plonge le fer dans son cœur palpitant. Voilà le sceptique!

La sobriété de l'esprit est aussi une vertu. Point de sagesse sans prudence; point de philosophie en dehors du bon sens. Nous portons au fond de notre âme une lumière divine, gardons-nous de l'éteindre; elle nous fait lire sur l'écueil où vient se briser la sagesse humaine ces mots : Vous n'irez pas plus loin! Celui qui les a tracés est l'auteur de tous les êtres, le législateur du monde des corps et du monde des esprits, l'être infini, raison dernière de toutes choses.

14. La certitude préexiste à tout examen, mais elle n'est pas aveugle; elle nait ou de la clarté de la vision intellectuelle, ou d'un instinct conforme à la raison. Dans le raisonnement, notre esprit arrive à la vérité par l'enchaînement des propositions, c'est-à-dire à l'aide d'une lumière qui se réfléchit d'une vérité à l'autre. Dans la certitude primitive, la lumière est directe; la vision se nomme évidence et n'a pas besoin de la réflexion.

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Ainsi, la certitude dont nous constatons l'existence n'est point un phénomène obscur; loin de vouloir éteindre la lumière à son foyer, nous affirmons qu'elle y est plus brillante que dans ses rayonnements. Le soleil éclaire le monde; si l'on nous demande d'expliquer sa nature et ses rapports avec le reste de la création, nierons-nous le soleil? Le physicien qui veut étudier la lumière et déterminer ses lois commencera-t-il par faire la nuit autour de lui?

15. C'est du dogmatisme, dira-t-on. Mais ce dogmatisme, nous venons de le voir, a pour appuis les sceptiques euxmêmes, les Pyrrhon, les Hume, les Fichte. Ce n'est pas une simple méthode philosophique, c'est la soumission volontaire à une nécessité inévitable de notre nature, c'est la combinaison de la raison avec l'instinct, c'est l'attention multiple et simullanée aux différentes voix qui résonnent dans le fond de notre esprit. Pascal a dit : « La nature confond les pyrrhoniens, la raison confond les dogmatistes. » Cette pensée, qui passe pour

profonde et qui l'est, sous certains rapports, renferme néanmoins une inexactitude. Il n'y a pas égalité de confusion dans les deux cas. La raison, si elle reste naturelle, ne confond point le dogmatiste; et la nature, soit seule, soit unie à la raison, confond le phyrronien. Le véritable dogmatiste commence par donner à la raison la nature pour fondement; il se sert d'un instrument qui se connaît lui-même, qui confesse l'impuissance de tout prouver, et qui, loin de choisir arbitrairement les premiers principes dont il a besoin, les reçoit de la nature. Ainsi, la raison ne confond pas le dogmatiste qui, guidé par elle, lui cherche un fondement solide. Quand la nature confond les pyrrhoniens, elle atteste le triomphe des dogmatistes dont le principal argument contre le scepticisme absolu est la voix de la nature même. La pensée de Pascal serait plus exacte sous cette forme : « La nature confond les pyrrhoniens, et elle est nécessaire à la raison des dogmatistes. L'antithèse serait moins brillante, mais plus vraie. Les dogmatistes ne méconnaissent pas la puissance de la nature. En dehors de cette base, la raison ne peut rien; il lui faut un point d'appui. Avec un point d'appui, Archimède offrait de soulever le monde; sans point d'appui, le levier le plus puissant ne remuerait pas un atome (1).

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CHAPITRE III.

DEUX CERTITUDES: CERTITUDE DU GENRE HUMAIN, CERTITUDE PHILOSOPHIQUE.

16. La certitude n'est pas le produit de la réflexion; développement spontané de la nature de l'homme, elle est inhérente à l'exercice de ses facultés intellectuelles et sensibles. Ces facultés ne se peuvent passer de la certitude; elle est leur raison d'agir. Voilà pourquoi nous la possédons d'instinct et (1) Voyez la note II à la fin du volume.

sans réflexion, jouissant de ce don du Créateur comme de tant d'autres bienfaits qui accompagnent l'existence.

Il est donc indispensable de distinguer entre la certitude du genre humain et la certitude philosophique, bien qu'à vrai dire on ne comprenne pas trop ce que pourrait valoir une certitude humaine en lutte avec la certitude du genre humain.

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17. Nous l'osons affirmer à part quelques instants donnés à l'étude des bases de nos connaissances, le philosophe luimême se range à l'opinion du commun des hommes en ce qui touche à la certitude. Les discussions subtiles auxquelles il s'est livré ne laissent pas la moindre trace dans son esprit. Il s'étonne de voir que son doute prétendu, n'était qu'une pure fiction. Que si, mème durant ses méditations les plus empreintes de scepticisme, il en vient à s'interroger, il se trouve aussi certain que l'homme le plus inculte, de ses actes internes, de l'existence de son corps, de l'existence du monde des corps et de mille autres vérités qui constituent le capital des connaissances nécessaires dans la pratique de la vie.

Interrogez l'enfant, comme l'homme mùr, comme le vieillard, sur la certitude qu'ils ont de leur propre existence, de leurs actes internes et externes, sur l'existence de leurs parents, de leurs amis, du lieu où ils résident, vous ne verrez point une ombre d'hésitation. Enfants, vieillards, hommes faits, tous vous répondront de même; et, si les questions philosophiques qui nous occupent sont étrangères à vos interlocuteurs, leur regard étonné vous dira leur pensée : un homme sérieux s'enquérir de choses si claires!

18. Comme le mode selon lequel se développent les facultés sensitives, intellectuelles et morales d'un enfant nous est inconnu, nous ne pouvons démontrer à priori, par l'analyse des opérations de son esprit, que la certitude se forme sans le secours de la réflexion; mais cette démonstration nous sera fournie par l'exercice même de ces facultés, lorsqu'elles ont atteint leur développement.

C'est un fait d'observation, que les facultés de l'enfant

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