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rien de solide. Ce serait une erreur. Ne donnons point aux opinions des philosophes une importance extrème : ils ne sont pas les seuls représentants légitimes de la raison; mais on ne peut nier, du moins, que, dans l'ordre intellectuel, ils ne soient la partie la plus active de l'humanité. Quand tous les philosophes discutent, c'est en quelque sorte le genre humain qui discute. Dédaigner les questions philosophiques à cause des sophismes qui déshonorent la philosophie, ce serait tomber dans le plus grand de tous les sophismes. La raison et le bon sens doivent vivre en bonne intelligence. Qu'on ne s'y trompe point, d'ailleurs il arrive souvent que l'objet essentiel de certaines discussions n'est pas le résultat, mais l'existence même de la discussion, laquelle emprunte sa valeur bien moins à ce qu'elle est en soi, qu'aux indications qu'elle peut fournir.

2. La question de la certitude embrasse, en quelque sorte, l'ensemble de la philosophie, c'est-à-dire tout ce que la raison peut concevoir sur Dieu, sur l'homme, sur l'univers. Ce n'est que le fondement de l'édifice scientifique; mais, dans ce fondement, l'attention découvre le dessin tout entier, avec ses lignes harmonieuses et grandioses.

3. S'il importe beaucoup d'agrandir la sphère de la science, il n'importe pas moins de connaître les limites de la science; au delà se cache l'écueil. Ces limites, l'examen des questions relatives à la certitude les constate ou les pose.

En pénétrant dans les profondeurs où ces questions nous conduisent, l'entendement se trouble, le cœur se sent oppressé d'une sorte de terreur religieuse. Tout à l'heure nous contemplions avec admiration l'édifice des connaissances humaines; notre orgueil se plaisait à mesurer ses dimensions colossales, ses formes élégantes, sa construction gracieuse et hardie. Nous voilà dans les entrailles du monument; on nous conduit par des souterrains pleins de ténèbres, et là, comme sous l'influence d'un rève, il nous semble que les fondements s'atténuent, se vaporisent, et que l'édifice tout entier reste flottant dans les airs.

4. Si j'ose aborder la question de la certitude, ce n'est pas

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17 que je méconnaisse les difficultés dont elle est hérissée. Mais les dissimuler, serait-ce les résoudre? Sachons pénétrer dans le vif: c'est la première condition de toute analyse. L'entendement de l'homme ne perd rien à découvrir les limites qu'il ne peut dépasser. Cette découverte, au contraire, le grandit et le fortifie. Ainsi le naturaliste, que l'amour de la science a conduit dans les entrailles de la terre, éprouve un mélange indéfinissable de terreur et d'orgueil lorsque, à la pâle lueur de sa lampe, il contemple les masses énormes et croulantes qui pendent sur sa tête, ou que, prêtant l'oreille, il entend sous ses pieds les mugissements sourds et lugubres de l'abîme.

Dans l'obscurité des mystères de la science, dans l'incertitude, dans les assauts du doute qui menace de renverser en un instant l'œuvre de la sagesse des siècles, il y a quelque chose de grand qui attire et captive. La contemplation de ces mystères a fait le charme des plus grands esprits, à toutes les époques. Le génie qui agitait ses ailes sur l'Orient et la Grèce, sur Rome et les écoles du moyen åge, est le même qui plane sur l'Europe moderne. Platon, Aristote, saint Augustin, Abélard, saint Anselme, saint Thomas-d'Aquin, Louis Vivès, Bacon, Descartes, Malebranche, Leibnitz, tous, et chacun à sa manière, se sont sentis possédés de l'inspiration philosophique. Eh! oui ! L'inspiration!... Car il y a inspiration dans la philosophie, et une inspiration sublime.

Tout ce qui force l'homme à se recueillir, tout ce qui l'appelle à méditer les mystères de son âme, l'élève et le perfectionne en le détachant des objets matériels, en lui rappelant son origine, en lui révélant ses hautes destinées. Dans ce siècle de jouissances grossières, où tout développement des forces de l'esprit est mis au service des satisfactions du corps, il convient de réveiller, de remettre en honneur ces grandes questions: l'entendement s'y plonge et s'y dilate en liberté, dans des espaces sans fin.

Il n'est donné qu'à l'intelligence de s'étudier elle-même; la pierre tombe et n'a point conscience de sa chute; la foudre calcine et pulvérise, elle ignore son redoutable pouvoir; la

fleur ne sait rien de sa grâce et de sa beauté; l'animal suit ses instincts et ne les interroge pas; seul, l'homme, organisation fragile, bientôt rendue à la poussière, porte en lui un esprit qui, non content d'embrasser le monde, s'inquiète de se comprendre, se replie au dedans de lui-même comme dans un sanctuaire dont il est à la fois et le prètre et l'oracle. Que suisje? que fais-je ? qu'est-ce que ma pensée? pourquoi? comment? Que sont les phénomènes que je sens en moi? quelle en est la cause? dans quel ordre sont-ils produits? quelles sont leurs relations? Questions graves, pleines de ténèbres, mais questions sublimes; témoignage glorieux qu'il est au dedans de nous quelque chose de supérieur à la nature inerte, quelque chose dont l'activité intime, spontanée, nous offre l'image de cette activité infinie qui a tiré le monde du néant par un seul acte de volonté (1).

CHAPITRE II.

ÉTAT DE LA QUESTION.

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5. Sommes-nous certains de quelque chose? Oui, répond le sens commun.- Sur quoi repose la certitude? Quels moyens avons-nous de l'acquérir? Problèmes difficiles que la philosophie se propose de résoudre.

La question de la certitude embrasse trois questions toutes différentes, bien que l'on ait coutume de les confondre. De là des difficultés presque insurmontables, ces matières, alors même qu'on les analyse avec l'exactitude la plus scrupuleuse, restant pleines d'obscurités.

Pour bien fixer les idées, il convient donc de distinguer l'existence de la certitude, les fondements sur lesquels elle

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s'appuie, et la manière dont on l'acquiert. L'existence de la certitude est un fait incontestable ; ses fondements sont l'objet des recherches de la philosophie; la manière dont on l'acquiert est le plus souvent un phénomène occulte qui ne relève pas de l'observation.

6. Appliquons cette distinction à la certitude de l'existence des corps.

Que les corps existent, c'est un fait dont nul homme en son bon sens ne saurait douter. Nous croyons, en dépit de tous les sophismes, à l'existence du monde corporel. Cette conviction est un phénomène inhérent à notre existence même; conviction inexplicable peut-être, mais nécessaire, invincible.

Sur quoi se fonde cette certitude? Ici, nous nous trouvons en présence, non plus d'un simple fait, mais d'une question que chaque philosophe résout à sa manière. Descartes et Malebranche ont recours à la véracité de Dieu; Locke et Condillac appellent à leur aide le développement et le caractère particulier de certaines sensations.

Comment l'homme acquiert-il cette certitude? Nul ne le sait; il la possédait avant de réfléchir; il s'étonne qu'elle puisse être un objet de discussion. Inutile de l'interroger sur le mode de cette acquisition précieuse. Elle est pour lui comme un fait à peine distinct de son être. L'esprit s'est développé, mais les lois de ce développement restent cachées comme celles qui ont présidé à la génération et à l'accroissement des corps.

Ainsi donc, il ne s'agit point, pour la philosophie, de disputer sur le fait de la certitude, mais de l'expliquer. Débuter par le doute universel, c'est s'interdire toute science; impossible de faire un pas, si nous ne sommes certains de quelque chose. Un scepticisme complet serait la folie; la folie à la plus haute puissance. Plus de communication de l'homme avec l'homme; impossibilité absolue de toute suite coordonnée d'opérations extérieures, de pensées, d'actes de la volonté.

. Constatons le fait de la certitude, et n'allons point placer la démence au seuil mème du temple de la sagesse.

7. Tout raisonnement a besoin d'un point d'appui. Ce point

d'appui ne peut être qu'un fait. Interne ou externe, idée ou objet, le fait existe ; il faut d'abord supposer quelque chose, et ce quelque chose est un fait.

Que diriez-vous de l'anatomiste qui, pour étudier les merveilles du corps humain, brûlerait le cadavré et jetterait ses cendres au vent?

8. Mais, dira-t-on, la philosophie commence donc par une affirmation et non par l'examen? Oui; il en est ainsi : vérité féconde qui ferme la porte à bien des sophismes et qui va répandre des flots de lumière sur la théorie de la certitude.

Penser, c'est affirmer, n'affirmât-on que le doute; raisonner, c'est affirmer l'enchaînement des idées, c'est-à-dire le monde logique tout entier. Fichte, qui certes n'était point un esprit faible, traitant du point d'appui des connaissances humaines, commence par une affirmation, et il l'avoue avec une franchise qui l'honore. Voici comment il s'exprime à propos de la réflexion dont il fait la base de la philosophie :

« Les règles auxquelles la réflexion se trouve soumise ne sont pas encore démontrées; on les suppose tacitement admises. A leur origine la plus reculée, elles dérivent d'un principe dont la légitimité ne peut être établie que sous la condition que ces règles elles-mêmes soient justes. C'est un cercle, mais un cercle inévitable dont la supposition, une fois reconnue et franchement avouée, nous permet, afin d'asseoir le principe le plus élevé, de donner créance à toutes les lois de la logique générale. Le chemin où nous allons entrer, avec la réflexion, exige pour point de départ une proposition quelconque, unanimement accordée, sans aucune contradiction. » (Fichte, Doctr. de la science, 1 partie, § 1er.)

9. La certitude est pour nous une nécessité heureuse; la nature nous l'impose; les philosophes eux-mêmes ne se peuvent dépouiller de la nature. On reprochait à Pyrrhon de n'avoir point mis, dans un danger pressant, sa conduite en harmonie avec les principes du scepticisme qu'il professait : « Il est difficile de se dépouiller tout à fait de la nature humaine,» répondit le philosophe.

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