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245. Demander le pourquoi de la légitimité du criterium de l'évidence, s'enquérir de la raison de cette proposition : « Ce qui est évident est vrai, » c'est poser la question de l'objectivité des idées. Or, les sceptiques ne refusent point d'admettre les faits de conscience; les raffinements du doute n'ont jamais été portés si loin. Sceptiques et dogmatistes s'accordent à reconnaître l'apparence ou le phénomène purement subjectif. Mais les dogmatistes établissent sur la conscience l'édifice des connaissances humaines, tandis que les sceptiques refusent d'admettre la légitimité de la transition du fait de conscience à la réalité, prétendant qu'il faut désespérer de la science et s'en tenir aux phénomènes purement subjectifs.

Selon cette doctrine, les idées ne sont que des formes vaines de notre entendement; elles n'ont point de signification réelle, et ne peuvent nous conduire à rien; bien qu'elles nourrissent notre esprit en présentant à ses combinaisons un champ illimité, le monde qu'elles font passer devant lui n'est qu'une illusion. L'entendement qui contemple ces formes vides est le jouet d'un rêve. Le réel, le possible, le spectacle multiple des choses et du monde, tout cela n'est qu'un pur néant, ou, s'il est quelque chose, l'esprit de l'homme n'en saurait constater la réalité.

246. Il est difficile de combattre le scepticisme sur ce terrain. Il a, si je puis m'exprimer ainsi, franchi les frontières de la raison; les sentences du juge ne peuvent l'atteindre. Toutefois, puisque les sceptiques admettent la conscience, il est juste qu'ils la défendent. Or, nier l'objectivité des idées, c'est anéantir en même temps et la science et la conscience. On ne peut, selon les besoins de la cause, admettre ou rejeter cette objectivité. La ruine de l'objectivité entraine la ruine de la conscience. Je prie le lecteur de suivre avec attention la courte mais sévère analyse que je vais faire des phénomènes de conscience, dans leurs rapports avec l'objectivité des idées (1).

(1) Voyez la note XXVI à la fin du volume.

CHAPITRE XXV.

VALEUR OBJECTIVE DES IDÉES.

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247. La transition du sujet à l'objet, ou de l'apparence subjective à la réalité objective, voilà le nœud gordien de la philosophie fondamentale. Le sens intime nous certifie que certaines choses nous paraissent d'une certaine manière; mais sont-elles, en réalité, ce qu'elles nous paraissent? Comment le savons-nous? Comment sommes-nous certains de la conformité de l'objet avec l'idée ?

Cette question ne comprend pas seulement les sensations, elle s'étend aux idées purement intellectuelles, et jusqu'aux vérités qu'inonde la lumière intérieure que nous nommons évidence. « Ce que je vois avec évidence, dans l'idée d'une chose, est comme je le vois, » a dit la philosophie; l'humanité tient le même langage. Nul ne doute de ce qui lui apparaît avec les caractères de l'évidence. Mais comment prouver que l'évidence est un criterium légitime de vérité?

248. « Dieu est véridique, il n'a pu nous tromper; il n'a »pu se plaire à nous rendre les jouets d'une illusion perpé>>tuelle. » Ainsi raisonne Descartes, et il dit vrai; mais, répond le sceptique, comment savons-nous que Dieu est véridique, ou même qu'il existe? Etablir, à l'exemple de Descartes, la véracité de Dieu sur l'idée même de l'être infiniment parfait, c'est laisser tout entière la difficulté de la correspondance de l'objet avec l'idée. Que si nous tirons la démonstration de la véracité et de l'existence de Dieu, des idées d'êtres contingents et nécessaires, d'effets et de causes, d'ordre et d'intelligence, nous venons, une seconde fois, nous heurter contre le même obstacle, la transition de l'idée à l'objet de l'idée.

On peut entasser les sophismes, nous ne sortirons point de

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ce cercle. L'esprit ne pense pas hors de lui-même; ce qu'il connait, il ne le connaît qu'au moyen de ses propres idées.

Si ces idées le trompent, toute preuve exigeant l'emploi de certaines conceptions, lesquelles à leur tour exigeraient de nouvelles preuves, des vérifications nouvelles, nul moyen de les rectifier.

Il est reçu, dans une certaine école de philosophes d'exagérer la difficulté de percevoir, avec certitude, les réalités sensibles; ceux-ci se déclarent invinciblement arrêtés devant cette question: « Les choses que je sens sont-elles comme je les sens? » Rien n'égale leur défiance à l'égard des sensations, que leur sécurité par rapport aux idées. Cette méthode est-elle bien logique? On peut étudier, à l'aide de la raison, les phénomènes qui relèvent des sens, et soumettre ces phénomènes à son examen; mais la pierre de touche des phénomènes de la raison, où est-elle ? S'il existe des difficultés relativement à l'ordre sensible, il en existe aussi dans l'ordre intellectuel ; difficultés d'autant plus graves qu'elles compromettent la base même de toute connaissance, qu'elles compromettent toutes nos connaissances, y compris celles qui relèvent des sensations. Si le témoignage des sens sur l'existence du monde extérieur nous inspire des doutes, nous pouvons invoquer l'accord des sensations avec certaines causes placées en dehors de nous, et tirer de cet accord une démonstration des rapports de l'apparence avec la réalité. Mais nous avons besoin, pour cela, des idées de cause et d'effet; nous avons besoin de quelques principes généraux dont la vérité soit incontestée, comme, par exemple : « Rien ne se produit soi-même, >> sans cela nous ne pouvons faire un pas.

250. Il est impossible à l'homme de nier ce qui est évident; et toutefois, je ne crois point qu'il puisse donner une preuve logique de la vérité du criterium de l'évidence. Donc, l'accord de l'évidence avec la réalité, et, partant, la transition de l'idée à l'objet est un fait primitif de notre nature, une loi nécessaire de notre entendement, le fondement de toutes nos connaissances. Ce fondement repose sur Dieu mème, qui a créé l'esprit de l'homme; c'est en Dieu qu'il le faut chercher.

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251. Dire Je ne puis douter de ce qui est subjectif, de ce que j'éprouve, mais je n'ai pas le droit de sortir du moi d'affirmer que ce que je pense soit en réalité comme je le pense, n'est-ce pas une contradiction? Vous savez que vous pensez, que vous sentez, qu'il vous semble telle ou telle chose? Le pouvez-vous prouver? Non. Vous cédez au fait; vous cédez à la nécessité qui vous force à croire que vous pensez, que vous sentez, qu'il vous semble; or, dans le rapport de l'objet avec l'idée, n'y a-t-il point pareillement nécessité? C'est la nécessité qui vous force à croire que l'objet qui vous paraît de telle ou telle manière est en réalité de cette manière. Dans les deux cas, nécessité absolue. Est-il sage, est-il philosophique d'établir une différence si grande entre des choses qui n'en ont aucune?

Fichte a dit : « On ne saurait expliquer comment un penseur a pu sortir du moi. » (Doct. de la science, 1oo part., $3.) On explique plus difficilement encore que ce philosophe ait élevé son système sur le moi. Fichte invoque un fait de conscience, c'est-à-dire une nécessité; mais l'assentiment à l'évidence, la certitude où nous sommes que la réalité correspond aux apparences, n'est-ce point une nécessité? Fichte appuie sa théorie du moi et du non moi sur des considérations qui supposent une valeur à certaines idées, et la vérité de certains jugements. S'il n'en était ainsi, la parole, la pensée même deviendraient impossibles; il le reconnaît lui-même; nous l'avons vu dans un passage cité plus haut (p. 19). « Impossible de faire un pas si l'on ne se confie aux lois de la logique universelle, lois non démontrées, mais qui n'en sont pas moins admises. » Eh! que sont ces lois s'il n'existe point de vérités objectives? Quelle valeur ont les idées si elles ne correspondent aux objets? C'est un cercle vicieux, dit le philosophe allemand. Il ne le franchit point; ses devanciers n'avaient pu le franchir.

252. Enlever aux idées leur valeur objective, les réduire à l'état de phénomènes purement subjectifs, résister à cette voix impérieuse qui nous force à reconnaître la correspondance

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entre le moi et l'objet qu'il atteint, c'est ruiner la conscience même. On aurait dù s'en apercevoir, et j'espère le prouver.

253. J'ai conscience de moi-même. Je puis faire abstraction de ce que je sens, de ce que je suis; je sais que je sens, que je suis. Cette expérience est pour moi si claire, si vive, si invincible, que je ne puis douter de son témoignage. Mais ce moi, dont j'ai conscience, n'est pas seulement le moi de l'instant présent, c'est le moi d'hier, et de tout le temps passé dont j'ai souvenir. Je suis celui que j'étais ; le même être dans lequel s'opère cette succession de phénomènes ; le même être auquel s'offre cette diversité d'apparences. La conscience du moi implique donc l'identité de l'ètre, en des temps divers, en des situations, avec des idées, des affections différentes; l'identité d'un être qui dure, qui reste le même, nonobstant les changements qui se succèdent en lui. Si je ne suis point assuré d'ètre maintenant celui que j'étais tout à l'heure, si l'identité cesse, la conscience du moi périt. Reste une série de faits sans liaison, une suite de consciences isolées, mais non cette conscience profonde, invincible que je porte en moi maintenant. Nul doute, nulle discussion possible. C'est pour ainsi dire le fond même de notre nature. Si la conscience de notre identité venait à défaillir, nous cesserions d'être quelque chose à nos propres yeux. Notre âme perdrait jusqu'au sentiment de sa personnalité. Cette conscience, formée d'une succession de consciences, sans liaison, sans rapports, que serait-elle ? Un être se révélant successivement à lui-même, non comme le même être, mais comme un être nouveau; un être naissant et mourant, et renaissant pour mourir encore, sans savoir que celui qui naît est celui qui vient de mourir ; une lumière s'allumant, s'éteignant, se rallumant pour s'éteindre de nouveau, sans savoir qu'elle est la même lumière.

234. Nier le rapport de l'idée avec l'objet, c'est ruiner la conscience du moi. Démonstration: Au moment donné B, il n'est pour moi d'acte subjectivement présent que celui que je prodais. Ainsi, je ne puis avoir de certitude de mes actes antérieurs qu'en tant qu'ils sont représentés dans l'idée actuelle;

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