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CHAPITRE XX.

VÉRITABLE SENS DU PRINCIPE DE CONTRADICTION. OPINION DE KANT.

189. Avant d'examiner quelle est la valeur du principe de contradiction comme point d'appui de toute connaissance, il est bon de fixer le sens vrai de ce principe. Kant, dans la Critique de la raison pure, émet sur la formule adoptée, jusqu'à ce jour, par les différentes écoles, une opinion particulière que je me propose de discuter. Quelle que soit la matière de notre connaissance, dit ce philosophe, et quel que soit le rapport de cette connaissance avec l'objet, c'est une condition générale, bien que purement négative de nos jugements, qu'ils ne soient point contradictoires. Cette doctrine une fois établie, il formule ainsi le principe de contradiction: « Un attribut qui répugne à son sujet ne peut convenir à ce sujet », faisant observer que ce principe, quoique négatif, est un criterium universel de vérité; que, par là même, il appartient, d'une manière exclusive, à l'ordre logique, puisqu'il s'applique aux connaissances en tant que connaissances, abstraction faite de leur objet, et que la contradiction anéantit ces connaissances. << Il existe toutefois, ajoute-t-il, de ce principe purement de forme et dépourvu de contenu, une formule enfermant une synthèse que l'on confond sans nécessité avec le principe même. La voici « Il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même temps. » Non-seulement ici la certitude apodictique a été inutilement ajoutée (par le mot impossible), certitude qui, de soi, doit être comprise dans la proposition, mais encore le jugement se trouve affecté par une condition de temps, et pourrait se traduire ainsi : Une chose B qui est quelque chose = C ne peut, en même temps, n'être point C; mais elle peut être successivement l'un et l'autre (C et non C). Par

BIBL. HIST. 8° ANNÉE. 4° Ouvr.

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exemple, un homme jeune ne peut être vieux en même temps que jeune, mais il peut être jeune en un temps et vieux, ou n'être pas jeune en un autre; le principe de contradiction, comme principe purement logique, ne doit donc point restreindre sa signification à des rapports de temps; ainsi la formule généralement adoptée est entièrement contraire à l'objet du principe même. L'erreur vient de ce qu'elle commence par séparer l'attribut d'une chose de l'idée de cette chose, et qu'ensuite elle unit à ce même attribut son contraire, ce qui ne donne jamais une contradiction avec le sujet, mais seulement avec l'attribut qui lui est uni d'une manière synthétique ; contradiction qui n'a lieu qu'en tant que le premier et le second attribut sont compris dans le temps. Si je dis, un homme qui est ignorant n'est pas instruit, la simultanéité doit être exprimée, parce que celui qui est ignorant en un temps peut être instruit dans un autre. Mais si je dis, nul homme ignorant n'est instruit, la proposition sera analytique, parce que le caractère de l'ignorance constitue l'idée du sujet, dans lequel cas la proposition négative émane immédiatement de la proposition contradictoire, sans que la condition en même temps doive intervenir. Voilà pourquoi j'ai changé la formule du principe de contradiction, voulant qu'elle exprimât d'une manière claire une proposition analytique. » (Logique transcendantale, liv. 2, ch. 2, section 1TM. )

190. Pour rendre intelligible ce passage assez obscur, je vais essayer d'expliquer ce que le philosophe entend par'propositions analytiques et synthétiques. Dans tout jugement affirmatif, le rapport de l'attribut avec le sujet est possible de deux manières : 1° l'attribut est contenu dans le sujet et lui appartient à ce titre ; 2° bien que lié au sujet, il lui est complétement étranger. Analytique dans le premier cas, le jugement est synthétique dans le second. Analytique affirmatif si l'union de l'attribut avec le sujet est conçue par identité; synthétique, si cette union est conçue sans identité. Kant éclaircit son idée par les exemples suivants : « Lorsque je dis, tous les corps sont étendus, j'exprime un jugement analytique, car je n'ai pas

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besoin de sortir de l'idée de corps pour trouver l'attribut étendu; il me suffit de la décomposer, c'est-à-dire d'avoir conscience de ce qu'elle contient. Au contraire, dans cette proposition « Tous les corps sont pesants,» l'attribut est une chose entièrement distincte de ce que je conçois par l'idée simple de corps. Unir un attribut de ce genre avec le sujet, c'est former un jugement synthétique. » (Critique de la raison pure, page 1.)

Le pourquoi de la nomenclature nouvelle adoptée par le philosophe allemand est facile à comprendre; il nomme analytiques les jugements dans lesquels le sujet contient l'attribut ; attribut que l'on découvre dans le sujet par l'analyse, sans rien ajouter qui n'ait été pensé déjà dans la compréhension même du sujet, au moins d'une manière confuse; il nomme synthétiques ou composés ceux dans lesquels il faut ajouter à l'idée du sujet, parce que l'attribut ne se trouve point dans cette idée, à quelque degré qu'on l'analyse.

191. Cette division en jugements analytiques et synthétiques est très-vantée dans la philosophie moderne, surtout parmi les Allemands; on l'admire on l'admire; on en fait honneur à l'auteur de la Critique de la raison pure. Or, elle se trouve clairement exposée dans ces scolastiques si dédaignés, qui gisent, couverts de poussière, au fond de nos bibliothèques. Ceux-ci classent nos jugements sous deux chefs, selon que l'attribut est ou n'est pas contenu dans l'idée du sujet, et nomment, per se notæ, les propositions de la première espèce, parce que le sens des termes fait voir que l'attribut est contenu dans l'idée ou dans la conception du sujet. Ils leur donnent également le nom de premiers principes. La perception de ces principes est exprimée par le mot intelligence (intellectus) et se trouve ainsi distinguée de la raison, en tant que celle-ci s'exerce sur les connaissances d'une évidence médiate ou de raisonnement.

Que l'on nous dise ce que laissent à désirer, pour la précision, pour la clarté, les textes suivants de S. Thomas : « Une proposition est connue par elle-mème, per se nota, lorsque l'attribut est contenu dans la raison du sujet, comme, par

exemple, l'homme est un animal, l'attribut animal étant essentiel à l'homme. Si donc le sujet et l'attribut sont universellement connus, la proposition sera connue par elle-mème; il en est ainsi des premiers principes, dans les démonstrations dont les termes sont parfaitement compris ; par exemple, être et n'ètre pas, le tout et la partie. » ( 1TM partie, quest. 2, art. 1o*.)

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<< Toute proposition dans laquelle l'attribut appartient à l'essence du sujet est connue par elle-même, à la condition toutefois que le sujet soit connu. Ainsi cette proposition: «L'homme est raisonnable, » est une proposition connue par elle-même, l'attribut raisonnable étant essentiel à l'homme. (1a 2,

quest. 94, art. 2.)

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192. On voit, par ces exemples (et il serait facile de les multiplier), que plusieurs siècles avant la découverte du philosophe de Koenigsberg la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques était parfaitement connue. On nommait analytiques les jugements formés en vertu d'une évidence immédiate, et synthétiques ceux qui résultaient d'une évidence médiate; que cette évidence appartint à l'ordre purement idéal, ou qu'elle relevât de l'expérience.

L'attribut, dans les jugements analytiques, est déjà dans le sujet; il n'ajoute rien au sujet, mais il l'explique. Théorie de Kant.

L'attribut raisonnable est essentiel à l'homme. Théorie de S. Thomas. Où donc est la différence?

193. Mais revenons à notre question : La formule du principe de contradiction doit-elle être changée?

La première observation de Kant porte sur le mot impossible; il le juge inutile, parce que la certitude apodictique doit être comprise dans la proposition même. Voici comment il formule son principe : « Un attribut qui répugne à un sujet ne convient point à ce sujet. » Qu'entend-on par le mot impossible? « Possible et impossible, dans le sens absolu, se disent : possible, lorsque l'attribut ne répugne point au sujet; impossible, lorsqu'il lui répugne; » ainsi s'exprime S. Thomas (1 part., quest. 25, art. 3), et toutes les écoles avec lui; done l'impos

sibilité est la répugnance de l'attribut pour le sujet ; donc ètre impossible, c'est répugner; done Kant se sert lui-même des termes qu'il proscrit. La formule commune du principe de contradiction se pourrait exprimer de la manière suivante :

Il répugne qu'une chose soit et ne soit pas en même temps, ou bien il y a répugnance entre l'être et le non être, ou bien encore, l'ètre exclut le non être. La formule de Kant: « Un attribut qui répugne à un sujet ne convient pas à ce sujet, ne dit rien de plus.

194. Comme criterium universel, la formule commune est plus exacte celle du philosophe allemand restreint le principe au rapport de sujet et d'attribut, et par conséquent elle l'enferme dans l'ordre purement idéal, puisque ce principe n'a de valeur, dans l'ordre réel, que par une sorte d'extension. Or, cette extension, la formule ordinaire ne l'exige pas; en disant, l'être exclut le non être, elle embrasse l'ordre idéal et l'ordre réel, et présente, à la fois, l'impossibilité des jugements et des choses contradictoires.

Kant pose son principe comme la condition sine quâ non de nos connaissances; il faut l'admettre ou renoncer à toute vérité. Venons à la preuve, et pour cela comparez les deux formules. Qu'une chose ne puisse, simultanément, être et n'être pas, on le voit aussitôt d'une vue pleine, et sans hésitation; ce principe embrasse l'ordre réel comme l'ordre idéal. Il s'agit d'un objet externe; il s'agit de jugements contradictoires, d'idées qui s'excluent; cela ne peut être, dira-t-on, parce qu'il est impossible qu'en un même temps une même chose soit et ne soit point. Croyez-vous qu'il fût aussi facile d'appliquer, pratiquement, dans l'ordre des faits, les idées purement logiques de sujet et d'attribut? Done, la formule commune, non moins exacte que celle de Kant, est plus simple, plus intelligible, plus facilement applicable. Qualités essentielles pour un criterium universel, pour la condition sine quâ non de la vérité de nos connaissances?

195. J'ai supposé que la formule de Kant exprimait, en réalité, le principe de contradiction; supposition tout au moins

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