Page images
PDF
EPUB

notre entendement ; nul besoin pour cela d'un doute positif; on arrive au même résultat en disant: Je suppose.

Exemple Tout géomètre sait que, dans un triangle, le plus grand angle est opposé au plus grand còté ; la certitude qu'il a de la vérité du théorème est absolue. Toutefois, s'il veut le démontrer, il fait abstraction de cette certitude et cherche à prouver qu'on la peut établir.

Méthode d'une application constante dans l'enseignement des sciences. Qui ne connait cette façon de parler: « Il est ainsi mais supposons que cela ne soit point, qu'arrivera-t-il? » L'argument ad absurdum, si fréquemment employé, surtout en mathématiques, n'est pas autre chose. « Si la ligne A n'est point égale à la ligne B, elle sera plus grande ou plus petite; supposons qu'elle soit plus grande, etc. » Ainsi, pour trouver la vérité, nous faisons abstraction de ce que nous savons, allant jusqu'à supposer le contraire de ce que nous savons. Que l'on applique ce système à la recherche du principe fondamental de nos connaissances, il en résultera le doute universel de Descartes, dans le seul sens admissible au tribunal de la raison; dans le seul sens possible à l'humaine nature.

Les expressions que l'illustre penseur emploie sont ambiguës, j'en conviens; mais sa pensée ne l'est pas ; une plus grande clarté dans les formules aurait évité bien des disputes.

Mais si Descartes manquait de netteté dans l'exposition de son système, peut-être ses adversaires ne le pressaient-ils point avec toute la vigueur, toute la précision possibles. A notre avis, il eût suffi, pour vider la querelle, de poser ainsi la question : « Votre doute est-il un doute réel, effectif, ou seulement une supposition.» Tout est là.

Le philosophe français est venu se heurter à l'écueil contre lequel la plupart des réformateurs se brisent. Dominés par leur idée, ils l'expriment avec une telle énergie qu'elle semble n'admettre aucune modification. Tout, en eux, est exclusif, absolu; ils prévoient la lutte, c'est pourquoi ils concentrent leurs forces sur l'idée qu'ils veulent faire triompher, négligeant tout ce qui n'est pas cette idée; on aurait tort de conclure

qu'ils n'en ont point d'autres qui modifient notablement, quelquefois, l'idée principale. A leurs adversaires qui disent: << Cela est absolument faux,» ils répondent : « Cela est vrai d'une manière absolue. » Exagération pour exagération. N'estce point là l'histoire de toutes nos querelles.

Descartes voulait ruiner la philosophie de son temps; c'était, en lui, l'idée dominante; mais, le coup d'épaule de ce formidable lutteur ébranlait le monde. Avec quel dédain il s'exprime sur les hommes qui portent le nom de philosophes : L'expérience enseigne que ceux qui font profession de philosophie, sont le plus souvent, moins raisonnables et moins sages que le vulgaire qui n'eut jamais connaissance de cette sorte d'études. » (Préface des Principes de la Phil.)

་་

175. Seconde partie de la méthode de Descartes : L'homme doit prendre sa pensée pour point de départ; le doute universel s'arrête devant la conscience de notre propre existence. L'existence, voilà le phénomène que le penseur retrouve toujours au fond de son ètre, inébranlable et debout. L'homme ne peut douter qu'il doute, c'est-à-dire douter de sa propre pensée. C'était l'argument employé contre les sceptiques. Constater l'existence d'une certitude à l'abri des sophismes, à savoir la conscience de soi-même: La méthode de Descartes n'est pas autre chose.

Lorsqu'il disait : « Je pense, » il n'entendait point seulement la pensée prise en un sens purement intellectuel, mais tout acte interne, tout phénomène présent à l'âme d'une manière immédiate. «Par le mot penser, dit-il, j'entends tout ce qui se passe en nous, de telle sorte que nous le percevons immėdiatement par nous-mêmes. C'est pourquoi penser ne signifie pas seulement comprendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir; si je dis : « Je vois ou je marche, » et que, faisant porter ma certitude sur le mouvement de mes pieds ou de mes yeux, j'en infère mon existence, cette conclusion n'est pas infaillible à ce point qu'elle exclue tout motif de doute, car je puis croire que je marche ou que je vois sans changer de place et sans ouvrir les yeux, ce qui m'arrive en effet durant le

sommeil et ce qui pourrait avoir lieu, peut-être, si je n'avais point de corps. Mais si je n'entends parler que de l'acte de ma pensée ou de ce que je sens, c'est-à-dire de l'acte intérieur par lequel j'éprouve la sensation de voir ou de marcher, ma conclusion est vraie, d'une manière si absolue, qu'il m'est impossible d'en douter, parce qu'elle se rapporte à l'âme qui, seule, possède la faculté de sentir, ou, si l'on veut, de penser, de quelque manière que ce soit. » (Principes de Phil., 1TM part., page 9.)

176. Ce passage révèle clairement l'idée de Descartes. Toute certitude fléchit sous le doute, sauf une la conscience de soimême. Cette conscience est le point d'appui sur lequel va s'élever, de nouveau, l'édifice à jamais affermi des connaissances humaines. Locke et Condillac n'ont pas dit autre chose. La route suivie est différente; le point de départ est le même. Ecoutons Locke: «En premier lieu, j'examinerai quelle est l'origine des idées, des connaissances, enfin des phénomènes que l'homme perçoit dans son âme, et que sa propre conscience lui découvre. » (Essai sur l'entendement humain, prologue.) Puisque l'esprit n'a pour objet de ses pensées et de ses raisonnements que ses propres idées, lesquelles sont l'unique chose qu'il contemple ou qu'il puisse contempler, il est évident que la connaissance se fonde tout entière sur nos idées. » (Ibid., lib. 4, chap. 1.) « Soit que nous remontions jusqu'au ciel, dit Condillac, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons pas de nous-mêmes, nous ne percevons jamais que notre propre pensée. » (Essai sur l'origine des connaissances humaines, ch. 1.)

[ocr errors]

177. Ainsi toute philosophie constate et reconnaît ce fait : L'homme ayant conscience de ses propres idées. C'est le point de départ. L'esprit humain peut nier toutes choses, ruiner toutes choses, anéantir toutes choses; parmi les ruines qu'il amoncelle et, jusque dans ce néant qu'il invoque parfois, avec fureur, il se retrouve lui-même; il peut douter de Dieu, du monde, du corps qui le sert; dans cette solitude immense universelle, il se retrouve encore, il se retrouve toujours!

[ocr errors]

L'effort qu'il fait pour s'anéantir lui rend plus sensible son existence; être merveilleux auquel nulle atteinte ne peut donner la mort, et dont chaque blessure verse des torrents de lumière; s'il doute de ses sensations, il sent au moins qu'il doute; s'il doute de ce doute, il le sent encore; de sorte qu'en appliquant le doute à ses actes directs, il entre dans une série interminable d'actes réflexes qui s'enchaînent fatalement les uns aux autres et se déroulent aux yeux de la conscience, comme les plis innombrables d'une écharpe sans fin (1).

CHAPITRE XIX.

VALEUR DU PRINCIPE DE DESCARTES. ANALYSE DE CE PRINCIPE.

178. Considéré comme un enthymème, le principe de Descartes n'est pas un principe fondamental. Tout raisonnement exige des prémisses et une conséquence; si les prémisses ne sont vraies et la conséquence légitime, point de raisonnement. Raisonnement et principe fondamental sont deux idées contradictoires.

Mais si, comme nous venons de l'exposer, ce principe n'est que l'expression simple d'un fait constaté, toute contradiction cesse; libre à nous d'examiner s'il mérite ou non le titre de fondamental et comment il le mérite. La question a été éclaircie dans les chapitres précédents; nous allons chercher à la résoudre.

[ocr errors]

179. Cette proposition : « Je pense » ne doit point s'entendre de la pensée dans le sens restreint, nous l'avons observé déjà; elle embrasse la volonté, les sentiments, les sensations, les opérations, les impressions de toute sorte qui se réalisent dans le moi; enfin tous les phénomènes qui, présents d'une manière immédiate à notre esprit, nous sont attestés par la conscience. Tout principe soumis à des distinctions ne peut être un

(1) Voyez la note XVIII à la fin du volume.

principe fondamental; la distinction suppose l'analyse; l'analyse suppose la réflexion. A la réflexion il faut des règles et un objet connu; donc, admettre des classifications dans le premier principe, c'est le dépouiller de son caractère; c'est une contradiction.

180. Il importe de ne point confondre le sens de la proposition « Je pense » avec la proposition elle-même; le fond et la forme sont ici choses très-différentes; la forme pourrait tromper sur le fond. Celui-ci est un fait parfaitement simple; celle-là, une combinaison logique comprenant des éléments très-divers. Je vais expliquer ma pensée.

Le fait de conscience, considéré en lui-même, n'implique nul rapport; il n'est autre chose que lui-même, il ne va pas plus loin que lui-même ; c'est la présence de l'acte ou de l'impression, ou plutôt, c'est l'acte, c'est l'impression présente à l'esprit. Point de combinaison d'idées, point d'analyse ; analyser, c'est quitter le terrain de la conscience pure pour entrer dans les régions objectives de l'activité intellectuelle. Mais comme la mission du langage est de manifester cette activité; comme le verbe humain n'a pas été jeté, si je puis m'exprimer ainsi, dans le moule de la conscience pure, mais dans celui de l'entendement, toute proposition énoncée est une combinaison logique ou idéale. Pour trouver une expression de conscience pure, sans mélange d'éléments intellectuels, il nous faudrait la chercher non dans la parole, mais dans le signe naturel de la douleur, du plaisir, d'une passion quelconque. Cette expression spontanée et simple, manifeste un fait intérieur, rien de plus; mais dès que nous parlons, il y a autre chose qu'une simple manifestation de conscience; le verbe extérieur rend sensible le verbe intérieur, produit de l'activité intellectuelle dont il est l'image; ce verbe intérieur comprend déjà un sujet et un objet, partant il est supérieur à la conscience pure.

181. L'expression « je pense » est une véritable proposition, et se peut traduire, sans subir aucune altération, sous cette forme rigoureusement logique : « Je suis pensant. » Nous y trouvons un sujet, un verbe, un attribut. Le sujet, c'est le

« PreviousContinue »