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sances humaines: cet être, seul dans l'immensité, se rendra compte de lui-même et, selon la portée de ses facultés, pourra de nouveau, créer des mondes innombrables dans l'ordre du possible, sinon dans l'ordre des réalités.

167. On a souvent attaqué le principe de Descartes : « Je pense, donc j'existe. » Ces attaques seraient légitimes si le philosophe français l'eût présenté comme un raisonnement, comme un enthymème avec un antécédent et ses conséquences. En effet, qu'aurait-il pu répondre à cette objection: «Votre enthymème est la même chose que ce syllogisme : Tout ce qui pense existe; or, je pense, donc j'existe. Mais ce syllogisme, dans la supposition du doute universel, lequel implique jusqu'à la négation de l'existence, est inadmissible; comment savez-vous que tout ce qui pense existe? - La pensée suppose l'existence. Et cela, comment le savez-vous? — Ce qui ne pense point n'agit pas. Et cela encore, comment le sait-on? Si vous supposez que l'on doute de toute chose, que l'on ne sait rien, on ne peut admettre comme vrais les principes énoncés; en d'autres termes, vous portez atteinte à la supposition du doute universel, vous sortez de la question. Que si l'un de ces principes doit être admis sans preuves, pourquoi n'admettez-vous point, sur-le-champ, votre propre existence, vous affranchissant ainsi du travail de la prouver par un enthymème? »

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En second lieu, comment savez-vous que vous pensez? Ne pourrait-on pas opposer cet argument au vôtre : « Rien ne peut penser sans exister; or, vous doutez de, votre existence, puisque vous cherchez à la prouver; donc vous n'êtes point certain de penser. »

168. Il est vrai, le principe de Descartes, considéré comme un véritable raisonnement, ne se peut soutenir. Mais comment croire que cet esprit lucide et pénétrant n'en eût point aperçu la faiblesse? Que l'on me permette d'interpréter sa pensée.

Après avoir, pour ainsi dire, fermé son jugement à toute certitude antérieure ou présente, Descartes, s'établissant dans un doute universel, se recueillait en lui-même et cherchait, au fond de son âme, un point d'appui sur lequel il pût établir

l'édifice des connaissances humaines. S'il nous est possible de faire abstraction de tout ce qui nous entoure, nous ne pouvons nous dépouiller et de nous-mêmes et de notre esprit, qui s'apparait avec d'autant plus de clarté que nous nous détachons plus parfaitement des objets extérieurs. Dans cet état de concentration, d'absorption intérieure, le philosophe, se refusant à toute affirmation, abdiquant toute connaissance acquise, demandant s'il existe quelque chose de certain, une base, un point d'appui, se trouve en présence de sa propre pensée, dont il a conscience, en présence des actes mêmes de l'âme, enfin, de ce que l'on nomme penser.

« Je veux douter de toutes choses, dit-il intérieurement; je m'abstiens de toute négation comme de toute affirmation; je m'isole de tout ce qui m'entoure, parce que j'ignore si ce qui m'entoure n'est pas une illusion. Mais, dans cet isolement mème, je me trouve avec le sentiment intime de mes actes intérieurs, en présence de mon propre esprit : je pense, donc je suis; je pense, et je sens ma pensée d'une manière qui ne me permet ni doute ni incertitude; donc je suis, c'est-à-dire le sentiment de ma pensée me fait certain de mon existence. »

169. Ainsi Descartes ne présente point son principe comme un enthymème, mais comme la constatation d'un fait qui lui semble le premier dans l'ordre des faits, et lorsque de la pensée il infère l'existence, ce n'est point par une déduction proprement dite; il l'établit comme un fait contenu dans un autre fait, exprimé par un autre, ou, pour mieux dire, identique à un autre.

J'ai dit identique, car telle est la pensée de Descartes, et ceci confirme ce que je viens d'avancer, à savoir qu'il ne présentait point un raisonnement, mais un fait. Selon ce philosophe, l'essence de l'esprit est la pensée elle-même ; à l'encontre de certaines écoles qui distinguent entre la substance et l'acte, plaçant l'esprit au premier rang et la pensée au second, Descartes identifiait l'un à l'autre, soutenant qu'ils étaient une mème chose. Voici comment il s'exprime : « Bien qu'un attribut suffise pour manifester la substance, il y a toutefois en chaque

substance quelque chose qui la constitue, et dont tout le reste dépend. L'étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue l'essence des corps; la pensée constitue la nature de la substance pensante. » ( Principes de Phil., 1o part. ) Ainsi, en établissant ce principe : « Je pense, donc j'existe,» Descartes n'avait point la prétention d'établir un raisonnement, mais de constater un fait de sens intime. Ce fait lui apparaissait tellement simple, tellement un, si je puis m'exprimer ainsi, qu'en développant son système, il a identifié la pensée à l'âme, l'essence de l'âme à son existence même. Il avait senti la pensée, et il dit : « Cette pensée, c'est l'âme ; je suis. » II n'est pas de mon sujet de juger cette doctrine; je me borne à T'exposer (1).

CHAPITRE XVIII.

LE PRINCIPE DE DESCARTES; SUITE. SA MÉTHODE.

170. Par malheur, Descartes a manqué d'exactitude, soit dans l'énoncé, soit dans l'explication de son principe. De là tant de fausses interprétations.

Toutefois, en lisant attentivement ses divers écrits, en les comparant les uns aux autres, on voit que si, peut-être, il ne se rendait point un compte bien exact de la différence que nous avons signalée entre raisonner et constater un fait, que s'il n'avait pas une connaissance réflexe suffisamment claire des conséquences que l'on peut tirer de son principe fondamental, il n'eut, du moins, jamais la pensée qu'on lui prête de l'établir comme un raisonnement.

Étudions ses propres paroles : « Pendant que nous rejetons, dit-il, toutes les choses qui nous semblent douteuses, allant jusqu'à supposer qu'elles sont fausses, il nous est facile de

(1) Voyez la note XVII à la fin du volume.

le

comprendre, dans ce doute ou dans cette négation, Dieu, ciel, la terre, notre propre corps; mais, bien que doutant de tout le reste, nous ne parvenons point à douter de notre existence; nous avons une telle répugnance à concevoir que l'ètre qui pense n'existe pas en même temps qu'il pense, que, nonobstant tout raisonnement, nous ne pouvons nous empêcher d'admettre comme vraie, et, par conséquent, comme la première et la plus certaine, cette conclusion : « Je pense, donc je suis. » (Principes de Phil., page 1, § 6 et 7.)

Ce passage contient un véritable syllogisme : « Nous avons une si grande répugnance à concevoir que ce qui pense n'existe pas au moment qu'il pense, » c'est-à-dire : « Ce qui pense existe; » en termes de l'école, cela s'appelle établir la majeure; « que nous ne pouvons nous empêcher de croire que cette conclusion: «Je pense, donc j'existe, » est vraie.» Mineure et conséquence du syllogisme. On le voit, en même temps qu'il constatait le fait, Descartes s'efforçait de le prouver. C'était la tendance générale de son époque. Les réformateurs les plus absolus eux-mêmes ont peine à se préserver de l'atmosphère qui les entoure. Cette tendance se retrouve dans toutes les méditations de l'auteur, bien qu'unie à un merveilleux esprit d'observation. C'est un défaut.

Mais que ressort-il de ces explications obscures ou ambiguës? Quelle est la pensée qui se voit toujours au fond? La voici :

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Je puis, par un effort de mon esprit, douter de toute chose ; mais je trouve, en moi, la limite de cet effort. Si je ramène mon attention sur mon entendement, sur mes actes intérieurs ou de conscience, sur mon existence enfin, le doute s'arrête; et ma répugnance à passer outre est telle que rien ne saurait la vainere,» Voilà le sens vrai de l'affirmation de Descartes. L'erreur, si elle existe, a été de formuler le fait en proposition générale; proposition vraie, sans doute; conséquence légitime, mais sans nécessité; le principe, loin d'y gagner, y perd de sa clarté et de sa force.

171. Observons, cependant, que le philosophe français

BIBL. HIST. 8° ANNÉE. 4° OUVR.

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suivait la marche que tous les philosophes ont suivie, même ses plus ardents détracteurs. Chose étrange! Descartes est d'accord, sur ce point, avec les chefs de l'école métaphysique opposée à la sienne, Locke et Condillac. En effet, que l'homme qui scrute l'origine de ses connaissances et les principes sur lesquels repose la certitude, se trouve, par rapport à ses actes intérieurs, en présence du témoignage de sa conscience; que cette conscience produise en nous une certitude inébranlable, une certitude telle que nous n'en pouvons concevoir de plus invincible, c'est un fait universellement admis, un fait que tous les idéologues reconnaissent, qu'ils établissent tous, bien qu'en des termes différents. Plus je médite ces matières et plus je me pénètre de cette vérité, triviale à force d'ètre vraie : «< il est peu de choses nouvelles sous le soleil. » Que de systèmes ne sont nouveaux que par la forme qui les rajeunit !

172. Quelle est, au fond, la méthode de Descartes? La voici résumée en deux propositions: 1° Je veux douter de toutes choses; 2° lorsque je veux douter de moi-même, je ne le puis.

Examinons les deux propositions, et nous verrons, avec étonnement, que cette méthode, si souvent attaquée, est universellement suivie.

Pourquoi le philosophe admet-il un doute universel ? Parce qu'il veut examiner l'origine et la certitude de ses connaissances. S'il se propose de tout soumettre à l'examen, il ne peut réserver aucune vérité; en excepter une seule serait anéantir le principe. Il n'en excepte done aucune; que dis-je? il suppose qu'il ne sait rien. Ou cette question philosophique est une puérilité (et cependant on la trouve posée dans toutes les philosophies), ou la méthode de Descartes est la seule.

Mais ce doute est-il nécessairement réel et vrai? Qui l'oserait dire? Le doute absolu est une impossibilité absolue; soyez philosophe, vous n'en resterez pas moins homme; on ne peut changer la nature.

173. Ce doute est une supposition, une fiction, rien de plus ; il n'a de valeur réelle que par un sous-entendu. Il sert à découvrir la vérité première, c'est-à-dire le point de départ de

4.

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